13 août 2017

L'ordinaire des jours (1)

Délices du petit matin à Venise. La grande majorité des touristes n'est pas levée ou pas encore en train de se répandre dans les rues. Tout est calme. Il règne un silence de bibliothèque. Les éboueurs arpentent les rues avec leurs grands chariots, des livreurs passent et repassent. Seul bruit rémanent, le cri des hirondelles qui se mêle à celui des mouettes. Sous mes fenêtres, des gens qui se rendent à leur travail, d'autres qui promènent leur chien. Ils se croisent, se saluent et repartent. Rien que de très banal et qu'on peut observer dans toutes les villes du monde, mais ici cette animation matinale est différente. Malgré la vie qui se répand de nouveau à travers la cité avec le lever du jour, il règne ici une tranquillité semblable à celle de la campagne. Pourtant on ne peut pas ne pas avoir la sensation d'être au milieu d'un centre urbain, certes dépeuplé, mais tout rempli de siècles d'activité humaine. C'est un peu comme si aux habitants d'aujourd'hui s'ajoutait l'âme de ceux qui vécurent à Venise autrefois.

J'ai ressenti cela de la même manière un jour à Pompéi. C'était le matin tôt. Nous avions dormi avec un ami sous la tente qu'un paysan sympathique nous avait permis d'installer dans un pré. Levé tôt, je décidais d'aller voir les ruines en attendant mon acolyte. Les portes n'ouvrant qu'à 8h30, il y avait peu de monde. Je bavardais avec des employés municipaux croisés la veille. Ils me laissèrent rentrer avec eux. Une heure avant l'arrivée des touristes (ils envahissent le site dès le matin et repartent au milieu de l'après-midi, je pénétrais dans l'enceinte de la ville. Joie d'être le seul visiteur qui me vaudra quelques heures plus tard une longue bouderie de l'ami avec qui je voyageais... Des employés balayaient les rues, des chiens errants allaient et venaient. Tout était silencieux. Soudain, en arrivant sur le forum, il y eut un coup de vent qui me fit frissonner. Léger, parfumé de senteurs familières?, il amenait des effluves de fruits et d'épices. Je ressentis alors comme une fièvre, cette ambiance dans l'air qu'on retrouve partout les jours de foire ou de marché.... Seul ou presque dans ces ruines, j'ai eu soudain la sensation d'être au milieu d'une foule de citadins, de camelots, de commerçants, d'ouvriers. C'était comme si mon esprit traversait le temps et que ceux qui vécurent là venait à ma rencontre sans que je puisse les voir. Nulle angoisse, nulle terreur. Il y avait dans l'air les remugles du monde d'avant. Combien mes propos sont maladroits, tant il est difficile de donner à voir avec des mots cette atmosphère si naturelle qu'on n'y fait guère attention.Mais je n'ai pas rêvé cette promenade extraordinaire hors du temps. La ville était vide encore mais elle grouillait d'un activité invisible qui flottait et se mêlait aux sons du moment, les balayeurs, les chiens, les portes qu'on ouvrent et au loin des cloches, le bruit des premiers autocars, les camelots...


C'est un peu la même chose ici à Venise sauf que l'activité continue, que la ville existe encore et toujours pour de vrai (bien que beaucoup de touristes ignares demandent souvent à quelle heure ça ferme). Les vénitiens d'aujourd'hui ont remplacé leurs ancêtres et vaquent à leurs occupations dans les mêmes lieux, avec les mêmes contraintes et souvent les mêmes usages.  L'été ici plus qu'ailleurs peut-être, brise la frontière habituelle entre le chez-soi et le dehors. A Venise, on se sent ainsi très vite autant chez soi dans la rue ou sur un campo que dans sa chambre. Les rues sont une infinité de corridors, les campi autant de salons. Qui écrivait que la Piazza était le plus beau salon du monde ?

Et puis - ce n'est pas un simple détail - ce qui fait la particularité de cette atmosphère, c'est l'absence des véhicules à moteur. Pas de voitures, pas de motos. Il y a bien le bruit du moteurs des barques sur les canaux, mais nulle part ces pétarades qui troublent nos sens et aux quelles nous sommes habitués dans nos villes modernes. L'absence de cette rumeur permanente qui couvre tout autre son est ce qui rend Venise unique, presqu'autant que son architecture, que son emplacement au milieu de la lagune. 

D'autres l'ont déjà écrit bien mieux que je ne saurai le faire : c'est un TOUT qui fait le charme de la ville; mais ce tout unique rend tellement heureux, paisible, serein. Il génère un rythme particulier auquel on s'adapte naturellement. Sa tonalité incite à considérer toute activité joyeuse. Et puis en plein été, avant la chaleur intense qui se répand dès avant midi, ces matins calmes sont des moments de répit, où sous un ciel dégagé, l'air est rempli de fraicheur. L'air très doux de la promesse du jour naissant. Après la journée étouffante d'hier, la marée a rafraîchi l'air pendant la nuit. Souvent jusqu'à une ou deux heures du matin, l'air est suffocant.

Hier soir, même sur les Fondamente Nove, qui se situent pourtant au nord de la ville et où il fait souvent très froid avec des vents qui vienne du fond de la lagune et rebondissent sur les  immeubles le long des quais, l'air était lourd. Puis, soudain, avec le changement de marée, une brise lointaine, douce et odorante s'est répandue comme le fait l'air brassé par un ventilateur, et tout devint plus doux. La lumière, cette lumière unique qui danse sur les façades et jaillit tout autant des reflets sur l'eau que de ceux renvoyés par les fenêtres des maisons. La couleur des façades, du jaune pâle à l'ocre le plus sombre, soulignée par le blanc de la pierre d’Istrie qui encadre les ouvertures et le vert profond des volets de bois, sont un bonheur pour les yeux. La moindre façade, la plus lépreuse, la plus insignifiante, se donne de beaux airs sous la lumière du matin. 

Accoudé à la fenêtre, mon mug de thé à la main, je me régale du spectacle. Le marchand de journaux range son étal, un forain bengali installe ses colifichets à trois sous qui feront le bonheur des enfants et des touristes. Le restaurant n'ouvrira pas avant la fin de la matinée. Il n'y a pas de service de déjeuner le lundi. Ceux qui travaillent sont déjà passés. Il est presque neuf heures. Dans quelques minutes les cloches vont répandre leur humeur joyeuse sur la ville. Un nouveau jour, semblable à tous les autres jours mais avec davantage de goût et de substance ici que nulle part ailleurs. Ce qui rend la ville tellement attirante en dépit de ses inconvénients flagrants...

Une semaine après mon arrivée, c'est aussi un commencement. J'avais décidé de passer ma première semaine ici à dormir, me reposer, me détendre en ne faisant rien de particulier. Lorsque je reviens, j'aime  à ranger et ordonner à mon goût la maison, un moyen imparable de reprendre nos marques, Mitsou et moi. Cuisiner - l'un des moyens que j'emploie pour retrouver calme et sérénité nécessaire au farniente complet, qui m'est vital pour survivre aux assauts du quotidien. Écouter de la musique, bouquiner, manger, dormir... Je m'y entends assez bien contrairement à ce que peuvent penser les gens qui me voient toujours actif et sur la brèche ailleurs.Dans un très beau livre, J.P.Kauffmann raconte, que pour remonter la terrible pente qui suivit sa captivité au Liban, il décida de s'installer à la campagne. Il choisit un airial dans les Landes et passa plusieurs mois, quasiment seul à diriger les travaux de rénovation de la maison mais aussi à se retrouver. lectures, méditations, dégustations, siestes. Il décrit d'une très belle manière ce temps de convalescence morale autant que physique. Une sorte de retraite spirituelle qui rédime et rend plus fort. Une thérapie par le beau et le bon qui soigne absolument bien mieux que les psychotropes qu'à la suite des américains, le monde ingurgite pour survivre. La pilule du bonheur...  

Nos vacances d'avant, les pieds dans l'eau sur le bassin d'Arcachon ou à La Moignerie, notre chère maison du Cotentin, commençaient toujours ainsi pour moi : réajuster le décor de nos vacances souvent malmené par des mois d'hivernage et des mains maladroites de ceux qui restaient, fleurir les vases, ranger les livres, aérer, parfumer les pièces, remplir les armoires de provisions, sortir les transats et s'affaler pendant plusieurs jours, passant du lit à la chaise longue, de la plage au jardin. Quelques jours de ce régime et la forme retrouvée, je pouvais attaquer les inévitables travaux à faire dans la maison, mais aussi me remettre à écrire et à lire sérieusement. J'avais la chance de pouvoir le plus souvent disposer de quatre à six semaine,voire huit, d'affilée. Un luxe dont j'étais pleinement conscient et qui me faisait jubiler ! 

Ce temps privilégié se découpait presque toujours de la même manière : une dizaine de jours pour le régime reprise de forme, une bonne semaine de réadaptation aux lieux et environs, puis de deux à quatre semaines de vraies vacances et une dernière semaine pour se faire à l'idée de quitter bientôt un rythme parfaitement heureux et totalement en adéquation avec ma nature profonde. Non pas de la paresse, plutôt de l'authenticité. Être enfin, totalement, soi-même. Au Moins une fois l'an. Je sais que certains de mes lecteurs ne comprendront pas. J'en suis bien triste pour eux. Pour moi en tout cas, pour mes enfants et nos hôtes - nous recevions beaucoup de visiteurs, le plus souvent des citadins harassés qui venaient se ressourcer et s'attardaient parfois un peu trop - ces longs jours furent tout au long des années, de vrais moments de paradis. 

A Venise, ce n'est pas pareil. On n'est pas à la campagne ni vraiment à la mer. Il faudrait pour retrouver le rythme de nos vacances d'autrefois s'installer au Lido ou sur une île éloignée de la lagune. Cependant, l'absence de véhicules, la chaleur qui ralentit tout, le rythme si particulier de la vie vénitienne, font vite s'exercer cette mutation intérieure qui transforme jusqu'à notre préhension des choses et des êtres. 

N'étant pas sujet à la fébrilité des touristes de passage qui veulent tout faire et tout voir dans une sorte d'hystérie partagée, je dispose d'autant d'heures que je veux pour m'adonner au farniente jamais stérile. Se rendre tôt le jour au marché, prendre à chaque fois des chemins de traverse pour rentrer, s'attarder sur un campo pour y déguster café et croissants au hasard des rencontres ou simplement pour lire les journaux, puis, de retour dans la maison fraîche et silencieuse, se mettre en cuisine. Le temps du déjeuner étiré jusqu'à l'heure la plus chaude du jour, glisser alors doucement dans ce bonheur de sieste quand, par les fenêtres entrouvertes ne montent jusqu'au vieux salon plongé dans une pénombre parfumée, que l'halètement acharné des grillons et les voix des rares gens qui arpentent les rues sous écrasées de soleil. Sortir ensuite, dès que le vent se fait plus frais pour rejoindre les endroits favoris, refuges secrets que ne connaissent pas les touristes ou qui ne les intéressent guère, un vieux cloître ombragé par de grands arbres, une cour pleine de fleurs et de senteurs où coule une fontaine, quelque campo éloigné que ne fréquentent plus que les chats et quelques vieillards aux geste lents qui furent de vigoureux portefaix ou de fameux gondoliers. Tous se retrouvent en famille pour trinquer au soir qui vient et les conversations joyeuses font mes délices, nourrissant souvent mon inspiration... Douce torpeur de ces jours d'été dans la cité des doges. Rien de sensationnel, ni de monumental. Juste la succession de jours paisibles, de moments tranquilles, des senteurs et des bruits qu'on ne perçoit qu'ici et cette merveilleuse impression d'être enfin arrivé.

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