09 mai 2012

On ne peut devenir qu'autant qu'on soit déjà

9 mai 2012 
C'est Novalis qui écrivait cela. Profitant d'un beau soleil, je relisais assis sur l'herbe des poèmes de Rainer Maria Rilke. Leur beauté m'a renvoyé, par un de ces mystères de la pensée, vers Louis Émié, cet auteur bordelais peu connu encore, mais qui est l'un des plus grands poètes de notre époque.

Dans Le Mémorial, son journal, édité en 2000, j'avais trouvé le texte suivant qui date de 1941 je crois, quand la France était occupée. Il m'avait paru alors tellement en adéquation avec ma vie. Plus de dix ans après, ces lignes restent tout aussi fortes. 

"Est-ce un bonheur ou un malheur que de savoir qu'il y a des choses que l'on ne pourra jamais faire, qu'on demeure toujours limité à soi-même malgré tous les efforts que l'on accumule pour se dépasser ? 

"Il y a des livres que je ne lirai jamais, des villes que je ne connaîtrai jamais. J'en éprouve par instant un regret aussi douloureux qu'un soudaine brûlure. Et puis, je jette un coup d’œil sur moi-même, sur mon passé et mon présent. Je reprends ainsi conscience du peu que j'ai réussi à être - et, alors, je me résigne. 

"Naguère, la résignation me paraissait la plus lâche, la plus méprisable des solutions. En ce temps-là, il y avait en moi des sursauts, des révoltes. Tout cela est mort, maintenant. Au courant de la vie, quelque chose de nous s'émousse, s'évanouit peu à peu. J'ai cessé d'être un révolté ; j'accepte les évènements et je m'accepte tel qu'ils me font. Philosophie assez rudimentaire, prudente et facile, sans aucun doute ; mais du moins, m'évite-t-elle de tomber dans le pêché d'orgueil et me permet-elle de connaître mes véritables limites, au-delà desquelles je ne puis sans danger m'aventurer." 


..Un jour de mai tout pareil à aujourd'hui, j'allais avec un ami sur les eaux de la lagune, en direction de Pellestrina. Le ciel était d'un bleu très doux, l'air plein de senteurs nouvelles. Il n'y avait pas de vent et l'eau sur laquelle notre barque glissait semblait faite d'une soie précieuse, d'un joli vert aux reflets mordorés. Tout était douceur et silence. Nous avancions comme dans une prière. Cette plénitude qui nous prenait tout entier, je ne saurai l'exprimer. Nous étions à la fois joyeux et inquiets. Portés par l'effort qu'il faut donner sans cesse pour avancer, amplifier le rythme et se caler dans cette profonde harmonie qui unit vite les rameurs et leur donne une sensation de sereine plénitude. J'avais la sensation qu'un moment comme celui-là était une bénédiction et qu'il fallait en absorber chaque bribe. Savourer l'instant où fondus dans un même effort, nos deux êtres s'unissaient dans la même ferveur, lançant à l'unisson une même louange au Créateur pour toutes ces merveilles. 

,,L'impossibilité au retour d'expliquer aux autres cette expérience, fit éclater cette triste vérité : je ne pouvais pas, je ne pourrai jamais, donner en partage cette émotion, cette joie profonde que j'assimilais naturellement à Dieu. Le texte de Louis Émié résume bien cette incapacité. C'est peut-être pour cela que, depuis toujours, j'écris sans cesse...

Louis Émié Mémorial 
Préface de Pierrette Sartin 
Présentation et appareil critique de Francesco Maria Mottola 
Éditions Opales 


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