07 octobre 2013

Et mihi et Petro... où comment un morceau de marbre rouge aura fait rêver un enfant

Combien souvent, enfant, avais-je rêvé à l'arrivée du tout-puissant empereur Barberousse à Venise et à son entrevue avec le pape Alexandre IIIqui le traita comme le dernier des derniers...

J'imaginais la scène, je voyais les galères toutes voiles dehors sur lagune devant les colonnes de la piazzetta, j'entendais la rumeur de la foule subjuguée, les cloches qui sonnaient, les oriflammes qui claquaient au vent... Venise triomphante devenait le centre de l'univers. Tous les regards du monde civilisé étaient enfin tournés vers cette petite République. Grâce à la Sérénissime, la paix du monde d'alors venait d'être sauvée, après dix sept ans d'impitoyables conflits au nom de la Foi et de longues négociations... Je jouais pendant des heures avec mes petits soldats, imaginant le cortège de l'empereur ramené à l'humilité face au Vicaire du Christ dont un schisme avait menacé l'omnipotence mais qui resta droit et comme illuminé par sa mission. 


Je voyais en rêve la scène historique, l'Empereur agenouillait devant le pape qu'il avait combattu. Le siennois Orlando Bandelli avait tenu bon face au puissant monarque qui soutint tour à tour trois antipapes Victor IV, Pascal III et Calixte III, si ma mémoire est bonne. J'avais fabriqué avec du papier bristol peinturluré, les navires allemands. Des petits soldats représentaient la garde et la cour de l'Empereur. Je mêlais dans mon imaginaire les images de la lente procession de François-Joseph et Sissi sur la Piazza découverte dans un film diffusé aux Dossiers de l'écran, aux images d'une encyclopédie historique où l'on voyait les Gibelins contre les Guelfes. La scène occupait tout le sol de ma chambre, les deux colonnes de la piazzetta étaient en Lego surmontées d'une figurine de saint trouvée dans un gâteau des rois et un petit lézard en plastique vert collés avec de la pâte à modeler...

Nous sommes le 23 juillet de l'an de Grâce 1177. Les deux colonnes devant le môle viennent à peine d'être érigées. Depuis des semaines on s'empresse autour de la basilique, on refait le pavement, on nettoie les abords du ruisseau qui sert de douves, on repeint, on décore. Le doge va recevoir l'Empereur et sa délégation. Le pape, après s'être réfugié en France, a été invité par le Sénat. Le doge Sebastiano Ziani est venu le chercher en grande pompe sur la terre ferme il y a plusieurs mois déjà. Ainsi Venise la marchande, Venise la mercenaire est devenue pour un temps la capitale de la Chrétienté, le siège de Pierre. Ne dit-on pas que si le trône d'Attila est à Torcello, celui que l'Apôtre utilisa à Antioche est dans la basilique qui lui est consacrée, là-bas tout au bout de la ville, dans ce qu'on appelait à l'époque l'île d'Olivolo ? Mais je ne savais pas tout cela encore. Mon imagination vite enflammée n'avait pour se nourrir que les livres illustrés à ma portée. Je découvrirai bien plus tard les ouvrages d'histoire conservés à la Marciana.

Quelques années plus tard, dans les débuts de mon adolescence, je rangeais petits soldats et Lego et commençais de me plonger dans de vrais livres d'histoire avec la même passion que du temps de mon enfance. Nos parents nous amenèrent en Italie et pour la première fois, je foulais le sol de la terre de mes ancêtres. Je découvrais Venise ! La première visite à San Marco reste très ancrée dans ma mémoire. J'avais un peu plus de treize ans. J'ai retrouvé les sensations qui furent les miennes bien des années plus tard en lisant La Description de San Marco deMichel Butor. Ma première visite de la basilique fut un émerveillement. Plus que toutes les splendeurs que renferme cet édifice, c'est une simple dalle de marbre rouge de Vérone, barrée d'un losange blanc, juste à l'entrée, devant le portail principal, qui me fascina. J'en avais tellement entendu parler : elle marque l'emplacement même où se fit la fameuse rencontre entre Alexandre III et Frédéric Barberousse, le 23 juillet 1177. Là, pour obtenir la levée de son excommunication, l'empereur s'agenouilla pour baiser le pied du pape.

La légende raconte que le Souverain pontife voulut humilier son ancien ennemi en lui mettant le pied sur la nuque au moment où l'empereur s'agenouillait. Il prononça très distinctement ce verset du psaume 91 : 
"Super aspidem et basilicum ambulabis et conculcabis leonem et draconem ("Tu marcheras sur la vipère et le scorpion et tu fouleras aux pieds le lion et le dragon") 
 
L'entrevue est entrée ainsi dans l'histoire. L'empereur, fin et cultivé avala sa rage tant il désirait l'absolution du successeur de Pierre et répliqua "Non tibi sed Petro" ("ces paroles ne s'adressent pas à vous mais à Pierre"). Alexandre répondit par un retentissant "Et mihi et Petri" ("elles s'adressent à moi et à Pierre"). Gentile et Giovanni Bellini avaient peint pour la salle du Grand Conseil un cycle consacré à cet évènement. Malheureusement le grand incendie du palais en 1577 en effaça la trace.

Le pape voulant témoigner sa propre reconnaissance à la République pour les bons services qu'il en avait reçus, accorda beaucoup de privilèges et d'indulgences et offrit au doge plusieurs objets, parmi lesquels l'anneau, avec lequel chaque année ce dernier devrait épouser la mer en signe de la suprématie de Venise sur la mer et de la soumission de la mer à la République. L'usage voulut vite qu'un anneau soit ainsi chaque année, jeté à la mer en signe de ces épousailles béni une fois pour toutes par Alexandre III. L'enfant plein d'imagination que j'étais ne pouvait que trouver de quoi se nourrir avec les légendes et les chroniques de Venise. 

Bien des années plus tard, cette histoire mouvementée et somptueuse continue de faire mes délices et de nourrir mes songes...

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