17 janvier 2016

Quand Venise accueille un jeune pape de fiction

Une curieuse effervescence sur la Piazza ces derniers jours. On s'affairait autour d'un homme en blanc, une silhouette familière entourée de prélats... Saint Marc était le décor cette semaine de la suite du tournage, commencé à Rome l'été dernier, d'une série réalisée sous la houlette de Paolo Sorrentino pour la télévision. L'histoire (une fiction évidemment) de Pie XIII, premier pape américain de l'histoire, très jeune incarné par le britannique Jude Law. La série qui devrait compter huit épisodes est coproduite par Canal Plus, Sky et HBO, The Young pope, devrait être diffusée avant la fin de l'année 2016. Avec aussi Cécile de France et Ludivine Sagnier. Pour les amateurs, plus d'informations en cliquant ICI




15 janvier 2016

Uchronie : Et si les vénitiens avaient pris Constantinople en 1453 ?

La revue en ligne NONFICTION proposait récemment à ces lecteurs le premier volet d'une Chronique Uchronique consacrée à Venise : Que ce serait-il passé si les Vénitiens, et non pas les Ottomans, s'étaient emparés de la capitale de l'empire byzantin en 1453 ? Voici cet essai que nous avons trouvé fort intéressant.

Un coup de vent : voilà tout ce qui aurait suffi pour que les Ottomans ne prennent pas Constantinople le 29 mai 1453, mettant fin à l’Empire romain d’Orient. Pas le grand vent du large, non, mais de simples vents étésiens, ces vents estivaux du nord que connaissent bien les marins italiens, catalans ou grecs qui sillonnent la Méditerranée.

Nous sommes le 15 mai 1453, dans l’ouest de la mer Égée, à six cent kilomètres de Constantinople assiégée, et la flotte vénitienne se prépare à défendre la ville en danger. Expérimentée et rapide, elle serait capables d’atteindre Constantinople en quelques jours. Parmi les rangs ottomans, le bruit court même qu’elle aurait déjà atteint Chio. Mais Jacopo Loredan, le capitaine général, ne veut pas prendre la responsabilité sur lui : il sait qu’il aura des comptes à rendre au Sénat à son retour, et il attend des ordres.

Car la capitale byzantine a été prise d’assaut par les Turcs ottomans, avec à leur tête le jeune sultan Mehmed II, avide de conquête. Une fois encore, l’empereur byzantin s’est tourné vers l’Occident pour demander une aide militaire que tous les princes lui promettent mais que personne ne veut financer. Il faut dire que c’est la troisième fois en cinquante ans que les Ottomans sont sous les murs de la ville. On a fini par s’habituer à recevoir les appels à l’aide de ces Grecs à demi-hérétiques, à grand peine réconciliés au catholicisme à Florence en 1452. Et puis personne ne se sent directement concerné par ces problèmes orientaux quand l’Europe elle-même est en pleine ébullition. Personne sauf peut-être ceux qui commercent en Orient, au premier rang desquels Venise, la République maritime, qui a même orchestré une première prise de Constantinople en 1204, avant de la perdre en 1261. Alors Venise a envoyé sa flotte, mais avant de s’engager seule dans le combat, elle attend des nouvelles.

Imaginons que les nouvelles soient parvenues à Venise, et que la flotte soit venue au secours de Constantinople. Peu s’en faut, car le 3 mai les défenseurs de la ville désespérés ont lancé un ultime appel au secours. Voyant que les Ottomans avaient pris pied sur la Corne d’Or, et se rappelant peut-être que c’est par là que les envahisseurs occidentaux avaient conquis la ville en 1204, ils ont envoyé en éclaireur un brigantin vénitien maquillé en navire ottoman. Sa mission : savoir si la flotte vénitienne que l’on attend depuis le début du printemps arrivait enfin. En effet, si la ville risque de tomber, c’est avant tout par manque d’hommes et de vivres : à peine y a-t-il assez de défenseurs pour occuper toute la longueur des murs assiégés. Mais les murs, eux, résistent solidement, à condition d’être réparés entre deux assauts.

Le navire réussit à franchir les lignes ennemies, il s’échappe de la ville, descend le Bosphore jusqu’à Gallipoli, arrive en Mer Egée et ne voit personne. Ses marins décident courageusement de retourner dans la ville assiégée. Et là l’histoire change. La fameuse bourrasque venue du nord bloque les Dardanelles : ils arrivent à court de vivres, décident finalement de ne plus lutter contre les vents, et rejoignent Négrepont, en Eubée, une place forte vénitienne où ils seront en sécurité. Ils arrivent probablement vers le 15 mai, et rencontrent donc la flotte de Loredan. Ils peuvent lui transmettre deux nouvelles importantes.
 

La première, c’est que la ville ne tiendra pas : les défenseurs sont à bout, la ville tombera, c’est une question de jours. La seconde, c’est que la communauté des marchands vénitiens bouclés dans Constantinople au début du siège s’est fermement impliquée dans la défense. Ils ont voté et choisi de rester jusqu’au bout aux côtés des Grecs, se sont fait attribuer des points stratégiques et les clés de plusieurs portes. Leur baïle est sorti de son simple rôle de consul à la tête des Vénitiens : il est désormais installé dans la demeure de l’empereur, le palais des Blachernes, au sud de la Corne d’Or, car c’est un des points les plus chauds de la bataille. Enfin, les armes vénitiennes ont été stockées dans l’arsenal impérial, ce qui rend complexe toute tentative de fuite. Tandis qu’au Nord de la Corne d’Or, à Pera, les Génois, éternels rivaux des Vénitiens, étaient habilement restés neutres, ce qui leur assurait une meilleure position dans de possibles traités à venir avec un sultan ottoman maître de Constantinople.

Dès lors Loredan réévalue la situation : il ne s’agit plus seulement de porter secours aux Grecs, mais bien à des Vénitiens, et qui plus est des patriciens, dont les familles le soutiendront sûrement au retour de sa mission. De plus, la politique ambigüe de Venise lui semble désormais inutile : à présent que des Vénitiens tiennent tête aux Ottomans depuis le palais des Blachernes, à quoi bon feindre de respecter la paix signée avec Mehmed II ? Dans l’urgence il prépare la flotte, navigue contre les vents qui soufflent la journée, use de la rame, et arrive à Constantinople le 27 mai 1453.  Il traverse les lignes maritimes ennemies, les Vénitiens s’empressent d’ouvrir la chaine qui défendait la Corne d’Or, et les deux groupes font leur jonction. Ils renforcent les remparts, se font attribuer les clés de chaque porte et ramènent l’empereur aux Blachernes sous prétexte de le protéger. L’aventurier génois Giovanni Giustiniani est blessé à la Porte Saint-Romanin, et ses hommes, craignant de rester sans solde, se rallient aux Vénitiens. L’assaut du 28 mai est brisé. Dans le camp ottoman, c’est une victoire politique pour le parti de la paix. Çandarlı Halil Pasa, ancien proche du père de Mehmed II et connu pour ses bons rapports avec les Grecs, rappelle sa méfiance face aux dépenses militaires et aux troubles politiques que génèrent les défaites. Constantinople ne menace pas l’intégrité du territoire ottoman, elle irrigue le commerce dans la région et accueille en son sein des marchands turcs : il faut arrêter cette folie. Le 29 mai au matin, les Ottomans plient bagages.

Mais dans la ville même les rapports de force sont transformés : Loredan refuse de rendre le palais et les portes, sa flotte occupe le port de Prosphorion, à l’ouest de la porte de Perama. Il contrôle les entrées et les sorties, conserve les armes stockées dans l’arsenal, marque son respect envers un Constantin XI tenu sous bonne garde et ménage également la haute aristocratie. Venise réagit rapidement : elle accepte cette conquête imprévue et fait en sorte qu’elle dure : l’Union est abandonnée, la population est libre de rester orthodoxe et personne ne touche aux biens des ecclésiastiques. L’empereur est invité à Venise qu’il ne quittera plus : on l’installe en grandes pompes dans l’île de San Erasmo où lui est construit un palais-prison, dans lequel sont également installés une série d’ouvrages en grec. Cette île deviendra un des hauts lieux de l’Humanisme européen, d’autant plus important qu’aucun afflux d’immigrés grecs ne vient pourvoir les universités européennes en maîtres compétents. Venise est le cœur battant de la Renaissance, et les Florentins s’y rendent pour puiser le savoir à la source.
 

À Constantinople, Venise en profite pour éliminer ses rivaux génois une bonne fois pour toutes : leurs marchands se voient interdire l’entrée dans les murs de Constantinople, leurs bateaux ne peuvent plus naviguer vers la Mer Noire où ils ravitaillaient leurs comptoirs, et leur séjour-même à Péra est soumis à un tribut. La politique de monopole vénitien fait disparaitre les Génois de la Méditerranée orientale. Ils investissent alors très tôt dans les ports atlantiques, dont le développement se trouve accéléré. Ce sont des Génois qui bâtissent les premiers forts de la Côte de l’Or en Guinée, s’aventurent vers le sud, et découvrent le Nouveau Monde en 1481, en cherchant à dépasser par l’ouest le creux de vent extrêmement dangereux qui caractérise le Golfe de Guinée. Principaux banquiers de la couronne de Portugal, ils arrivent à empêcher la formation d’un monopole et sont actifs dans le commerce comme dans la colonisation.

Dans le même temps, Venise devient la première puissance esclavagiste en Méditerranée. L’importation d’esclaves circassiens, tcherkesses, slaves, arméniens et grecs était déjà pratiquée, mais Venise a réussi à s’imposer comme le seul partenaire commercial du Khanat de Crimée. Dès lors, la République maritime organise ses débouchés, institutionnalise ses fournitures au sultanat mamelouk, ravitaille en esclaves la chrétienté, et bientôt trouve dans les premiers comptoirs du Nouveau Monde un inépuisable filon. Le besoin de main d’œuvre augmentant, ce sont près de dix millions d’esclaves qui sont déplacés dans des conditions violentes vers l’Europe et les Amériques. La population actuelle du nouveau continent hérite largement de ces flux d’esclaves, tandis que l’Europe orientale se dépeuple jusqu’au sud de la Russie. Venise bénéficie économiquement de sa position d’intermédiaire jusqu’au premier tiers du XVIe siècle, après quoi le relais est pris par l’Empire ottoman, qui modifie peu les chaînes de commerce déjà installées.

En effet, dès 1456, l’État ottoman s’est scindé en deux. Le jeune Mehmed II, vaincu sous les murs de Constantinople, a vu sa légitimité largement minée par cette défaite et par les difficultés à réunir la solde de ses troupes. Alors qu’il était en campagne dans le Péloponnèse, une partie des janissaires restés à Edirne entre en rébellion ouverte : ils imposent en la personne de Bayezid Osman un candidat-enfant moins indépendant et moins belliqueux. Mehmed fait immédiatement route vers Edirne, et le parti de Bayezid Osman se replie à l’est des Dardanelles vers la Bithynie. Une chronique grecque contemporaine rédigée par un certain Athanasis Dolapsoglu suggère que l’arrivée au pouvoir de ce rival aurait pu être le résultat d’un complot vénitien. Il est certain qu’un jeune prétendant au trône de ce nom était passé par certaines villes italiennes l’année précédente, mais le lien entre ces deux homonymes reste putatif. Bayezid Osman s’approprie les régions ottomanes à l’est du Bosphore, fondant un sultanat indépendant, soutenu par les Beyliks anatoliens soulagés de voir la puissance de Mehmed II ainsi affaiblie. Cet État est néanmoins de courte durée : dès la fin du XVIe siècle il est incorporé à un immense empire safavide.

Poursuivant les conquêtes entamées par Ismaïl Ier, les souverains safavides ont étendu leur domination sur l’Anatolie morcelée. Associant les souverains locaux à leur pouvoir par une série de mariages et de conversions, ils ont établi un empire chiite qui s’étend de l’actuel Irak jusqu’aux portes de Constantinople. Face à ce nouvel opposant, Venise est incapable d’assurer la sécurité de la ville, qui préfère se donner au sultan ottoman en 1589. Trois revendications universelles se font alors face en Méditerranée : un califat mamelouk, un empereur safavide chiite, et un sultan ottoman sunnite promu héritier de l’Empire romain par l’acquisition pacifique de Constantinople. Ainsi partagée, la dignité califale cesse de représenter un enjeu véritable, et ne fait pas l’objet de réactivation mémorielle au XIXe siècle.

L’Empire ottoman tel qu’il se présente au XVIIe siècle est donc fondamentalement un état balkanique. En réaction aux Safavides, l’ottoman curial qui s’élabore autour de Constantinople, Edirne, Sofia et Budapest élimine tous les termes persans, et s’enrichit d’emprunts au grec et aux langues slaves. La langue de l’administration, des madrasas et des villes est un turc dit "rumi", écrit dans un alphabet grec dont le nombre de voyelles a été réduit. Stable et simplifié, il n’est soumis à aucune ingénierie linguistique au XXe siècle. Plus tôt conquis et colonisé, le nord bénéficie par la suite d’une industrialisation supérieure au reste du pays. Seuls 30 % des 88 millions d’Ottomans résident aujourd’hui dans la moitié nord du pays, d’où de fortes velléités indépendantistes. Quant à Constantinople, elle est devenue une ville frontière, où l’urbanisation se concentre sur la rive occidentale. C’est aujourd’hui l’une des portes de l’Europe, d’où une forte militarisation du détroit.

Pour revenir au vrai :
- Donald Nicol, Byzantium and Venice, a study in diplomatic and cultural relations, Cambridge University Press, 1988.
- Dictionnaire de l’Empire ottoman, François Georgeon, Nicolas Vatin, Gilles Veinstein (dir.), Fayard, 2015.
- Charles Verlinden, L’esclavage dans l’Europe médiévale, tome 2 Italie, colonies italiennes du Levant, Levant latin, Empire byzantin, Rijksuniversiteit te Gent, 1977.