18 avril 2016

Un parfum de Craven A (3)

Crédit photographique © 2014 - Vagabondanse - Paris Tu Paris
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Jamais il ne pourrait oublier ce jour où il la vit pour la première fois. Non pas qu'il se fut passé quelque chose d'extraordinaire ce jour-là, mais la sensation unique qui s'empara de lui et le bouleversa tout entier, laissa en lui une empreinte si forte qu'il reste, des années plus tard, toujours aussi ému quand l'image de la jeune fille brune qui avançait dans le couloir de la faculté lui revient à l'esprit. En fait, cette image ne l'a jamais plus quitté. Il faisait beau, la lumière était haute, le ciel dégagé. toutes les senteurs du printemps semblaient vouloir se répandre dans l'air pour affoler les cœurs et les sens. Les parois du grand couloir de l'ancien couvent où avaient lieu les cours d'histoire des arts étaient tout imprégnés d'un soleil ardent, un petit vent parfumé jouait avec les rideaux de toile blanche qui dansaient devant les fenêtres. Tout était léger joyeux. Venise s'éloignait de l'hiver. Antoine n'était pas inquiet pour l'examen qu'il allait passer. la professoressa Vitalini était sympathique. derrière son chignon gris et ses lunettes d'écaille, il y avait une femme passionnée par ce qu'elle enseignait et Antoine avait trouvé en elle un soutien pour lever les obstacles que sa maîtrise encore hésitante de l'italien et l'impatience de certains de ses maîtres rendaient depuis des mois insurmontables pour le jeune homme livré à lui-même depuis plusieurs mois, loin des siens, sans aucun appui à l'université jusqu'à sa rencontre avec Lionella Vitalini. Il attendait son tour devant la salle, perdu dans ses pensées, regardant dans le vide quand il aperçut la jeune fille. Placé où il était, il la voyait avancer puis disparaître quand la brise soulevait les grandes tentures de drap blanc.

Une image de film pensa-t-il. Puis soudain un frisson le parcourut. Il ne comprit pas pourquoi ce tremblement qu'il attribua un instant à la tension des examens, à la résurgence de toutes les interrogations qui souvent l'empêchaient de dormir. Il quittait alors son petit taudis de la calle del'Aseo pour arpenter les rues de la Sérénissime, dans le silence de la nuit, coupé du monde par le casque qu'il avait toujours sur les oreilles. Il revenait au petit matin, exténué mais apaisé. il s'endormait alors, ratant les cours du matin. Ses amis le plus souvent le réveillaient en venant frapper à sa porte. Il se redressa et vit de nouveau cette fille qui avançait vers lui. elle parlait avec Betti, une des rares amies vénitiennes qu'il avait réussi à rencontrer. Elles arrivèrent à sa hauteur. sur le banc à côté de lui, posé sur son dossier et ses livres, son paquet de Craven A brillait sous le soleil. Les filles étaient à contre-jour - encore une image de film pensa-t-il - et leur silhouette était toute auréolée de lumière. Est-ce le fait que cette image le fit sourire ou que son rictus pouvait ressembler à une grimace ? mais les deux filles éclatèrent de rire.

-On peut avoir une cigarette ? Lui demanda Betti avant même de lui dire bonjour. Il s'exécuta, se leva et leur tendit le paquet et son briquet. Elles se servirent. Antoine observait la nouvelle venue. Ses cheveux étaient châtains en fait, longs et bouclés, elle les avaient tiré en arrière et un bandana vert les retenait sur sa nuque. Ses yeux aussi étaient verts. elle avait de longs cils, des pommettes saillantes où couraient des tâches de rousseur qui l'attendrirent comme l'avait attendri la manière qu'elle avait eu de donner un coup de tête en arrière pour éviter de recevoir la fumée de sa cigarette dans les yeux quand elle l'alluma. Une deuxième frisson le parcourut. Il sentit ses jambes qui flageolaient et son cœur battit plus vite. Il souriait bêtement, ne regardant que Betti. Une sensation étrange s'était emparée de tout son être. Heureux mais affolé, il ressentit soudain comme une décharge en lui et se rendit compte qu'il bandait. Là, en plein jour devant les autres. Il devint rouge de honte, fit mine de vouloir faire de la place sur le banc et s'assit sans attendre. Cela calma son érection et estompa sa gêne. Il se moquait toujours de ses amis, toujours à parler de sexe et qui, pourtant revenaient le plus souvent frustrés de leurs soirées. Il riait de leur maladresse et de cet empressement qui les renvoyait à ce qu'ils étaient encore finalement, des enfants perdus face à leurs désirs et à la trouille de ne pas savoir assumer. "Assurer" disaient-ils comme les garçons d'aujourd'hui et ils s'inventaient d'incroyables exploits à faire rougir Casanova lui-même... "Des porcs et des ânes" pensait-il en les laissant tartariner. Et voilà qu'à son tour, il ressentait la même excitation animale. Il était donc tombé amoureux de cette fille aux yeux verts. "Quel cliché !" pensa-t-il, furieux de s'apercevoir combien lui aussi était stupide. Il respira profondément. L'air qu'il avala était rempli de senteurs affolantes. Le parfum citronné de la fille - "Mais quel est donc ce parfum déjà ?" se dit-il -, l'odeur délicieuse du tabac blond et tout ce que la brise amenait de l'extérieur, les senteurs de la lagune, les arbres qui fleurissaient sur le parvis de San Sebastiano, l'herbe fraîchement coupée...

08 avril 2016

Chroniques vénitiennes

Portrait de Mallarmé par Manet.
Igitur. Lecture de Mallarmé tellement en adéquation avec les plafonds bas de mon appartement bordelais. Cette transfiguration inconsciente d'une maison vénitienne en dépit du vide fait ces derniers mois, où ne manquent que le terrazzo craquelé sur le sol, les huisseries en bois foncé et le son des cloches qui ne sonnent ici que trop discrètement et peu souvent...

Venise, mon obsession ou simplement le lieu où mon être parvient seulement à se rassembler ? Mon âme s'ouvre et s'épanouit quand résonne un de ces chants, nés de l'énergie spirituelle des hommes, dans un temple antique comme dans les lieux de culte bâtis au Christ. Cela me remplit de joie et fait éclater ma reconnaissance. Mon corps s'épanouit et s'ouvre de la même manière quand le soleil m'éblouit et réchauffe ma peau, quand la mer m'enveloppent mais aussi dans ces grands espaces très purs et très hauts en montagne, vierges de toute création humaine, la neige, l'horizon dégagé,, l'immensité... Mais, c'est seulement dans Venise que je suis. Pathologie inguérissable, folie dont le pathétique n'apparait qu'aux autres, ceux qui pensent (qui savent ?) que voyager, découvrir, rencontrer leurs pairs sont des agissements, des situations, des moyens qui font grandir et enrichissent. Au lieu que, de rester figé sur les mêmes lieux, enfermé dans les mêmes endroits, reproduisant les mêmes gestes, rend fou ou ne génère que de l'incomplétude...

Cela serait vrai partout ailleurs. Pas à Venise. Ailleurs, on tomberait vite dans la monomanie, l'hystérie, l'habitude qui lasse et épuise lorsqu'on est incapable d'en sortir pour refaire jaillir l'étincelle. Dans la cité des doges, un univers s'offre à celui qui se laisse ainsi prendre par des rites, des usages. Et puis l'air, c'est là un des mystères des lieux, transporte les remugles des siècles passés, les passants que l'on croise ont dans leur sang le sang des fondateurs, la langue qu'on entend est la même que de temps des Sanudo, Bembo, Foscari. Le monde change et modifie certains aspects de la ville mais la civilisation demeure. Intacte. Comment vivre cela comme un enfermement ?


Je me souviens de mes longues marches dans la nuit de Venise autrefois. J'avais vingt ans. C'était nouveau ces baladeurs, engins miniatures, lancés par Sony. De petits boitiers métalliques, élégants et discrets dans lesquels on glissait une cassette, autre objet devenu aujourd'hui délicieusement incongru et bizarre. j'écoutais en boucle le Gloria et le Magnificat de Vivaldi dirigé par Riccardo Muti, avec notamment Teresa Berganza(*). Une merveille que je ne me lasse pas d'écouter. Musique revigorante et tellement inspirée. offert par un mien cousin que j'aimais beaucoup et que les vicissitudes de la vie m'ont fait perdre de vue. Daniel a toujours été discret. trop peut-être. Mais, doté d'une sensibilité exquise, il débordait de talents. Je lui dois beaucoup, et ce à plusieurs étapes de ma vie. Ce disque a tellement bouleversé mon paysage intérieur... Mon père écoutait Beethoven et Schubert. Et Mozart aussi. La Flûte enchantée pour sa symbolique résonnait souvent dans notre salon. Les grands opéras italiens aussi. Mais l'arrivée concomitante des Concertos brandebourgeois (un double LP acheté une fortune, que j'offris à mon père pour son anniversaire contre l'avis de mon frère qui pensait que cette musique allemande ne plairait pas à l'oreille paternelle) et de cet enregistrement de Vivaldi changea mon oreille et ma conception de la musique.

Je tenais là la traduction sonore de mes goûts et de mes attirances. Venise prenait soudain une couleur bien plus nuancée que celle que m'avait donnée jusqu'alors les Quatre saisons enregistrées selon les critères des années d'avant la redécouverte du baroque. Plus j'avançais, lors de mes séjours sur la lagune, dans la découverte de la ville et de ses trésors,d e son architecture, que je pénétrais ses méandres, plus la musique religieuse du prêtre roux avec sa tonalité si particulière, prenait sens. Avec les années, de nouveaux interprètes, des musicologues avertis (et audacieux) redonnèrent à cette écriture sa véritable configuration. Quel compositeur peut illustrer/expliquer mieux que Vivaldi ce qu'est ou a été la Sérénissime ?


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(*) : Paru à l'époque chez EMI, c'est à mon avis, le meilleur enregistrement jamais réalisé de ces deux œuvres majeures du prêtre roux. Niquet dit quelque part qu'au sortir d'un concert de musique spirituelle de Vivaldi, c'est un peu comme avec Boismortier, on en sort, les interprètes comme le public, revigoré, revitalisé...

1 commentaire:

mehdi saada a dit…
Oh oui, vivre en matérialiste doit-être bien dur et plat, Je comprend tout à fait ce que vous dites au sujet des effluves du temps passé. Sans aller jusqu'à parler de psychométrie, je peux aussi ressentir ces souvenirs flottants dans l'air dans les fêtes ou dans les lieux dans lesquels le temps s'est comme accumulé. Comme des vieilles rues de Venise, comme une ancienne habitation rongée par le lierre, comme un ancien temple ou une vieille église. Mais on sent tout cela bien mieux au contact de quelqu'un qu'on aime ... tout est plus beau, plus riche !