15 février 2016

Un parfum de Craven A (2)


Antoine se dirigeait vers le campo. Il y avait peu de monde encore dans les rues. Des retardataires se hâtaient de franchir le portone du Palazzo Recanati, siège du lycée artistique. Il se sentait paisible et détendu. Pas de cours pour lui, aujourd'hui, le professeur avait prévenu de son absence. Après la colazione avec ses amis, ce sera de longues heures à la bibliothèque. Betti préférait celle de Ca'Foscari, Stefano et lui, les hautes salles de la Querini Stampalia. Il se répétait ces vers de Rimbaud découverts la veille en exergue d'un roman médiocre qu'on lui avait offert :
C'est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.
C'est l'ami ni ardent ni faible. L'ami.
C'est l'aimée ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée.
L'air et le monde point cherchés. La vie.
- Était-ce donc ceci ?
- Et le rêve fraîchit.
Je ne sais plus qui a écrit que c'est dans le sombre de la nuit qu'il est beau de croire à la lumière. Propos d'un ravi, d'un fou de dieu ou d'un pauvre illuminé qui ne voudrait pas voir la vie comme elle est, terrible et absurde ? Niaiserie ? Certainement pour bon nombre de nos contemporains dans un monde devenu difficile et où les repères s'effacent rendant nos pas hésitants. Quiconque a vécu assez longtemps à Venise a fait l'expérience de cette rédemption de l'âme. Même sujet au doute, au désarroi ou à la peine, la guérison se fait soudaine des plus douloureuses blessures qu'un cœur peut avoir à endurer. Il suffit la plupart du temps d'aller dans les rues de la Sérénissime, la nuit plus particulièrement et de marcher jusqu'à ce que la fatigue et l'instinct nous pousse à rentrer...


Je ne connais pas de chagrin qui ne s'efface ou du moins reprenne miraculeusement place parmi les simples dysfonctionnements de l'existence, après deux bonnes heures de promenade nocturne des Fondamente Nuove à la pointe de la douane - exception peut-être de l'horrible période où la municipalité avait autorisé un milliardaire iconoclaste à remplacer le lampadaire des amoureux et des pêcheurs qui siège depuis Fançois-Joseph à l'extrême pointe des Zattere, aux pieds de la Fortune dorée des magazzini qui abritent ses collections d'art contemporain, par un adolescent et une grenouille) - quand les touristes ont regagné leurs pénates et que la nuit s'étend sur la ville. Pas un cri, plus un appel, les cloches même se sont tues et l'absence de véhicules à moteur, tout concourt à faire des lieux un monde de silence habité mais vide aussi. Cet endroit unique produit une atmosphère unique, "un cas de beauté, un paysage mental" écrit Paolo Barbaro dans son Lunario veneziano. Nous sommes sur une île et sur une île, on est bien plus seul avec soi-même que sur la terre ferme. cela ouvre au poète un univers de cauchemar ou de rêve. 

Antoine lisait de la poésie la nuit dans son petit taudis de la calle del'Aseo. Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, La Tour du Pin... Mallarmé était son préféré. Quand les vers du poète faisaient remonter en lui mille rancœurs ou des désirs inattendus, il partait le long des ruelles, traversait San'Alvise et arpentait le pas vif le pavé des quais qui font face aux îles. Il avait ainsi besoin de marcher, longtemps. Le casque de son walkman emplissait ses oreilles des mêmes musiques : Après un rêve de Fauré pour les moments de grande nostalgie, le Gloria et le Magnificat de Vivaldi pour les jours de fougue et de détermination, la sonatine de l'Actus Tragicus de Bach ou, plus prosaïquement, les chansons de Simon &Garfunkel ou bien encore le "Walk in the wild side" de Lou Reed dont il comprendra le sens que bien plus tard, arrivé à l'âge adulte et bien loin de Venise...
Je ne viens pas ce soir vaincre ton corps, ô bête
En qui vont les péchés d’un peuple, ni creuser
Dans tes cheveux impurs une triste tempête
Sous l’incurable ennui que verse mon baiser:
Je demande à ton lit le lourd sommeil sans songes
Planant sous les rideaux inconnus du remords,
Et que tu peux goûter après tes noirs mensonges,
Toi qui sur le néant en sais plus que les morts:
Car le Vice, rongeant ma native noblesse,
M’a comme toi marqué de sa stérilité,
Mais tandis que ton sein de pierre est habité
Par un cœur que la dent d’aucun crime ne blesse,
Je fuis, pâle, défait, hanté par mon linceul,
Ayant peur de mourir lorsque je couche seul
.
Il était arrivé en Italie sans vraiment savoir pourquoi. Il fuyait les derniers mois où le deuil et le chagrin s'étaient emparés de sa vie. La mort de son père, son échec à l'université, sa rupture avec celle qu'il avait tant aimé... Rien que de très banal. Pourquoi Venise ? L'appel du sang ? Trop romantique. La facilité ? Il y était venu tant de fois depuis son enfance ? Il aurait été bien en peine de trouver une réponse. Il savait seulement qu'il lui fallait être là. Pour revivre. Pour se construire. Et il avait croisé Anna. Enfin.

à suivre.