11 février 2017

Un jeune homme m'écrit


Le Jeune homme et le triptyque

Les heures passées devant l'ordinateur pour produire ces quelques textes qui partent ensuite vivre leur vie auprès de milliers de lecteurs inconnus font souvent l'objet chez leurs auteurs de grandes interrogations. Ai-je eu raison de publier cela ? Ne vais-je pas heurter quelqu'un ? Suis-je parvenu à transmettre mon idée ? En suis-je seulement capable ?... Autant de questions qui le plus souvent ne trouvent pas de réponse et forment finalement l'engrais ou le combustible nécessaires pour continuer. Parfois, un commentaire enthousiaste ou critique montre que l'on n'est pas seul, perdu au milieu de l'immensité du vide. Il y a quelqu'un quelque part, attentif et sensible à nos mots. Parfois aussi un courriel vient justifier soudain ces heures de solitude passées à peaufiner une phrase, à illustrer une conviction. C'est le cas de cette lettre virtuelle reçue il y a quelques jours. Peu ordinaire, elle m'a été adressée par un jeune homme, étudiant d'une classe préparatoire parisienne, qui ne dit pas son âge. Sa verve et l'éclat de ses mots me fait penser qu'il est très jeune. Je ne sais pas pourquoi mais sa missive dématérialisée s'est associée aussitôt à cette photo trouvée sur pinterest ou tumblr, je ne sais pus, d'une jeune garçon en train de contempler trois toiles de je ne sais plus quel peintre.

Lecture chez les dominicains de Venise
Mais me considérant bien vieux moi-même désormais, je suis certainement mauvais juge. En quelques lignes, il parvient à m'exprimer son enthousiasme pour le blog, pour son contenu, ses illustrations et me parle, d'abord à mots ouverts, puis ouvertement, de sa passion pour l'écriture et son pendant, la lecture. C'est son professeur de littérature qui lui aurait fait découvrir TraMezziniMag (que ce brave enseignant au très bon goût en soit remercié !). Il termine sa lettre par plusieurs questions. Qu'il me les pose m'honore, tant j'ai toujours la crainte de trop m'impliquer quand une jeune personne me demande aide ou avis, à une époque où la sollicitude d'un aîné pour un plus jeune qui n'est pas son enfant, semble vite quelque chose de suspect. 

On crie vite à l'emprise morale et psychique, attitude perverse qui mène droit à toutes sortes d'abus dangereux pour ces jeunes cervelles et ces cœurs tendres. Mon jeune lecteur a la tête sur les épaules et le recul nécessaire pour ne pas me sembler à la recherche d'un gourou. Jeune mais libre et posé. Mais revenons à la question qui m'a paru la plus importante. Il ne m'en voudra pas de la rendre publique comme je rends publique ma réponse. Pas plus que le renvoi fait à cette citation de l'auteur polonais, Gombrowitcz cité dans TraMeZziniMag il y a quelques années (voir ICI) et qui contient en quelques lignes l'essence même de la position la meilleure pour l'écrivain en herbe. La question qui semble tenir à cœur au jeune Grégoire - le prénom non plus n'est pas ordinaire -  porte sur le désir d'écrire et le travail d'écriture, vous l'aurez deviné : "Que faut-il considérer avant tout quand on veut faire de l'écriture son métier et comment savoir si nous en sommes capables ? " 

Spontanément j"ai envie de répondre qu'il s'agit avant tout de demeurer clairvoyant, insoumis, insolent et audacieux. Cela ne veut pas dire qu'il faut à tout prix et systématiquement cultiver la provocation et chercher à choquer. Il faut seulement être soi-même dans chacun des mots qu'on emploie, être déterminé dans la volonté d'affirmer ce que l'on croit et d'essayer de le définir, de le comprendre afin de pouvoir mieux l'expliquer. C'est cet état d'âme que celui qui veut écrire doit entretenir quand il est face à sa feuille - à son clavier; quand peu à peu les mots s'alignent dans sa tête, avant que de venir s'ordonner d'eux-même en phrases et en paragraphes. Ensuite, vient le vrai travail de leur inventeur : relire, refaçonner, remodeler... Quand le texte est prêt à être lu, on le sait. on le sent. C'est comme une petite musique qui résonne harmonieusement en nous.

Grégoire me demande aussi de lui recommander des lectures avant d'aller découvrir Venise pendant les vacances que ce jeune homme bien né et à l'âme bien trempée qualifient de Pâques, terme passé de mode et qui vous fait aussitôt suspecter si vous l'employez, d'être un suppôt, fascisant, passéiste et ombrageux, de la Manif pour Tous.. J'ai aussitôt pensé, outre l'excellent Venise de la collection Bouquins qui réunit un joli panaché d'opinions et d'idées sur la Sérénissime, à l'ouvrage du croate Matvejevic, L'Autre Venise, au Petit Guide sentimental de Venise écrit par Paolo Barbaro. Puisqu'il est en prépa, pourquoi pas lire aussi l'excellent et très précieux ouvrage de Sophie Basch, Paris-Venise 1887-1932 sur la "folie vénitienne" dans le roman français de Paul Bourget à Maurice Dekobra, paru chez Champion en 2000 que j'ai découvert grâce à Dominique Pinci de la regrettée librairie française de Venise. Bien entendu, il lui faudra lire Portrait historique d'une cité de Philippe Braunstein, Le Carnet vénitien de Liliana Magrini et Henri de Régnier aussi... Enfin, j'ai ajouté dans ma liste Les Ciels de Tiepolo d'Alain Buisine et les Lettres de Venise du baron Corvo...

Je me réjouis en tout cas qu'il existe encore des jeunes gens enthousiastes et poètes, qui ne laissent pas leur sensibilité s'étioler avec des passions vulgaires, qui ont le sens de la beauté et demeurent passionnés dans un monde revenu de tout, n'ont pas envie de fabriquer des explosifs pour se faire sauter en tuant des centaines de victimes innocentes au nom d'un dieu qui, si il existe, a depuis longtemps détourné son regard magnanime devant toutes ces horreurs commises en son nom.

Giuliana Camerino, une grande vénitienne

Giuliana di Camerino au volant de son riva devant l'entrée d'eau de sa résidence
Morte à 90 ans, cette grande dame a marqué le monde de la mode avec sa signature. Roberta di Camerino, avec ses créations qui furent un temps aussi disputée que celles de Vuitton ou Hermès. Le label continue de prospérer, toujours apprécié par les stars et les têtes couronnées. Cette photo retrouvée au hasard de mes rangements. Pour en savoir plus sur cette redoutable femme d'affaires, au caractère volcanique et déterminé, lisez mon billet retrouvé, paru le 13/11/2005 dans Tramezzinimag I, en cliquant ici

10 février 2017

Chronique d'un quotidien ordinaire

Quoi de plus apaisant qu'un brouillard matinal, quand les paysages familiers s'enveloppent de mystère ? L'atmosphère est propice aux rêves comme au farniente. Qui prétend que la grisaille est triste n'a jamais bien regardé combien il transforme avec poésie et malice les paysages qui nous sont les plus familiers. Tout prend un aspect différent avec la brume épaisse qui se répand autour de moi. Il est à peine huit heures. Le jour est levé mais tout semAndreas Scholl qui chante cette émouvante et célèbre lamention de Buxtehude, "Faut-il donc que la mort sépare ?" L'idéal donc pour l'introspection, la méditation et donc pour l'écriture. Le chat a quitté son coussin pour me rejoindre sur le lit. Non pas par curiosité, ni pour m'encourager dans ma tâche comme il le fait parfois, mais plutôt pour comprendre pourquoi je reste dans mon lit au lieu de lui préparer son déjeuner... Il attend. Mitsou aurait pu s'appeler Bouddha, tant il cultive la sérénité et la patience. Il a ses moments comme tout un chacun, on lit alors dans ses yeux des pensées diaboliques. Il manifeste dans ces moments-là sa rage en s'attaquant à un journal abandonné sur un fauteuil et qui n'avait rien fait, le réduit en charpie, ou en s'amusant à faire le tour du canapé sur le dos en ne s'aidant que de ses griffes. Si ce pauvre sofa avait des cordes vocales, il hurlerait sa douleur. Comme je l'ai fait il y a peu en découvrant la facture du tapissier. 

Rosa sur le rebord de sa fenêtre préférée calle Navarro. 1985
Mais pour l'instant, respectueux de mon travail, il s'est endormi les pattes avant joliment repliées sous lui, à deux pas de ma tablette, après avoir un instant regardé ma main, le stylo et mon carnet. Rosa le petit chat gris de mes années étudiantes à Venise, dormait dans une position identique quand elle m'inspira ma nouvelle, Le roi des chats est vénitien. Mitsou lit-il dans mes pensées ? (les chats sont capables de tout, j'en suis convaincu) :  au moment où le nom de son lointain prédécesseur apparaissait sur cette page, il a ouvert un œil, m'a regardé un court instant puis m'a tourné le dos et s'est rendormi... 

Mais revenons au brouillard. Le caigo que j'évoquais plus haut. Il comble l'écrivain, le poète et le rêveur. Je ne prétend être rien de tout cela, juste un plumitif qui ne peut se passer d'écrire et peut enfin le faire tout à son aise. Que parfois des gens me lisent et en tirent un certain plaisir me satisfait bien sûr, mais être lu n'est pas le premier de mes soucis. A l'âge qui est le mien, au seuil du dernier chapitre de la vie, le besoin d'exprimer ce que je crois, ce que je pense et ressens, m'est devenu impératif. Peut-être pour commencer de transmettre mes expériences et mes idées maintenant que mes enfants, à leur tour, font des enfants et qu'ils vont sur le chemin de la vie sans n'avoir plus à me donner la main. Peut-être aussi pour conserver le souvenir de ce que j'ai vécu, comme un témoignage d'une époque révolue et encore très présente dans mon esprit (comme dans mon cœur). Je rencontre tellement de gens dont la mémoire s'est figée et qui ne pourront jamais plu transmettre quoi que ce soit des aventures de leur vie, qu'il y aussi ce désir de dire tant que j'en suis capable. 


Curieusement, moi qui n'ai pas de mémoire, sinon de manière fugace, et qui m'appuie sur presque cinquante ans de journal intime pour savoir le détail de ce que furent mes jours, je revois clairement des moments oubliés comme on regarde un film. Matière idéale pour mon écriture, qu'il s'agisse de fiction ou d'illustration pour mes idées et mes convictions. Que le lecteur ne voit pas dans ces lignes un quelconque satisfecit narcissique. Je ne fais que constater ce qui nourrit ma pensée - et donc ma vie, n'est -ce pas ? - chaque jour. Venise autant que ma campagne isolée m'aident en cela, comme le brouillard de ce matin de février, à quelques jours du carnaval qui va se répandre comme une coulée de lave, dans les rues et les campi de Venise. Mais j'aurai fui avant l'invasion. En attendant, j'écris dans mon lit, avec le chat endormi, qui rêve à côté de moi et les deux pigeons qui observent en commentant l'allure des passants. 
Mon billet sur la triste affaire du jeune homme noyé sous le regard des badauds a été lu par plusieurs milliers de personnes, partagé par des tas d'inconnus. Mais je m'interroge. Les mots du titre, sans l'avoir voulu, sont du même acabit que ceux de la presse dont je dénonçais dans l'article le goût pour l'émotion et le sensationnel. Sommes-nous tous contaminés finalement ? Une amie psychologue vient ce matin de m'apporter les éléments qui me manquaient pour que ma réflexion soit plus aboutie. Elle m'expliquait ce qu'on nomme "l'Effet témoin" qui montre que plus il y a de personnes qui sont témoins d'un évènement, moins les gens interviennent. Un lecteur s'interrogeait sur le fait que si à la place d'un homme de couleur il s'était agi d'une fillette de cinq ans, il y aurait eu des gens pour sauter dans l'eau glacée au risque de leur vie. On a tous en tête des situations où il suffit d'un cri, d'un geste pour déclencher un mouvement de foule. Peut-être a-t-il raison quand il souligne l'hypothèse que l'enfant attirant la sympathie naturelle de tous les gens normalement constitués, il n'en est forcément de mème pour un adulte, noir, blanc, jaune ou vert de peau. 

Cette retenue serait la manifestation inconsciente de ce qu'on nomme le racisme ordinaire ? Hélas oui peut-être pour certain. Mais à entendre les voix enregistrées dans les vidéos, la tonalité de la plupart des cris et des paroles échangées par les témoins entre eux,montre bien une émotion; on sent bien qu'ils ne sont pas indifférents. En effet, si le secouriste avait sauté, ou n'importe qui, d'autres auraient suivi. Enfin pour répondre à ce lecteur, tout s'est passé très vite et quand les gens ont commencé à réagir, au moment où le maître-nageur a voulu intervenir, les bouées étaient autour du jeune homme et on peut penser que la foule a été littéralement sidérée de voir que Pateh ne bougeait toujours pas, ne faisait aucune tentative pour s'en approcher et les saisir. même gelé, il pouvait tendre les bras, elles étaient vraiment à côté de lui et c'est surement ce qui a tétanisé la foule. On remarque qu'à cet instant précis, quelques secondes avant qu'il ne se noie, il n'y a pratiquement plus de cris, presque plus de bruit', la rumeur s'est atténuée. Les gens sont sidérés, c'est le mot le plus juste. C'est aussi le plus triste.  


Le soleil tente de faire une percée mais la densité du brouillard l'en empêche. Cela donne une jolie lumière mordorée. Les branches des tilleuls sont passées du noir d'encre à un marron tirant presque sur le vert. Ces variations de lumière depuis ce matin m'évoquent la différence, le soir dans la maison, entre les lampes allumées. Celles avec des ampoules traditionnelles à filament (j'en ai acheté en quantité partout où je pouvais, à Venise, à Bordeaux, Nantes, à la campagne) qui répandent un joli jaune chaleureux, et les ampoules LED, blanches et laiteuses. Selon l'emplacement, elles organisent dans le salon un jeu de nuances agréable à l'œil. 

Mais écrire dans mon lit n'apporte décidément que des considérations bien ordinaires. L'impression d'animer à moi tout seul, avec moi-même, le chat ne participant que d'un œil qu'il ouvre de temps à autre pour deviner si j'ai malgré tout bientôt l'intention de me lever pour le nourrir, une sorte de conversation piece, ou plutôt, et pour parler français, une discussion genre café du commerce... Le soleil maintenant est vraiment levé. Doré comme du bon pain, il efface la palette des gris dont le brouillard avait recouvert la ville. Il est temps de passer aux occupations domestiques. C'est bien l'avis de Mitsou qui est déjà dans la cuisine. Dehors, les bruits de la ville sont revenus. Il est presque onze heures.
Envoyé de mon iPad

09 février 2017

Ecrire pour dire ou pour se souvenir ?


La lecture des journaux intimes d'hommes de lettres de toutes les époques, si elle apporte une familiarité certaine avec leur pensée en donnant le plus souvent à leur œuvre la lumière chaude d'une lampe ancienne, comme dans ces salons de province plein d'indienne et de percale qui sentent la lavande et la cire, ensommeille le lecteur assidu dans un confortable sentiment de proximité qui peut parfois devenir encombrant. 

Connaître les lectures et les loisirs d'un auteur aimé, savoir les aléas de ses jours, ses atermoiements et ses débats intérieurs, rien de tout cela ne fera de nous un clone du maître et la proximité d'avec ces pages, fussent-elles des milliers, couvrant même parfois toute une vie, ne nous donnera jamais le talent de leur auteur. Cependant ces lignes choisies dans l'intimité d'une vie peuvent beaucoup apporter au jeune homme qui se sent appelé à écrire. 

Grâce aux références de lecture, aux associations d'idées, aux rencontres décrites par l'auteur dont on sait que l'auteur les utilisa parfois dans son œuvre publique. Alors on se met à lire ce qu'il a lu, on apprend à noter, comme il le fit, des scènes dont on pourra un jour se servir ; on pose en quelques mots nos propres réflexions du moment qui elles aussi pourront être utilisées. Le plus difficile est de détacher notre style de celui de l'auteur que nous lisons. Il est flagrant, quand j'ouvre certaines pages de mon journal des années 80, que je faisais du Matzneff, du Gide ou du Delvaille, tant j'étais imbibé de leurs lignes. 

Bien m'en a pris finalement, mes années d'apprentissage ont eu de sérieux précepteurs qui m'ont accompagné dans mon désir d'écrire. Ce ne sont pas seulement les romans de Drieu ou de Brasillach, ceux de Mauriac ou de Yourcenar, les longues pages de Proust qui m'ont guidé vers ma vie d'adulte, mais avant tout leurs journaux intimes. Ma bibliothèque en est remplie et il m'arrive souvent de les feuilleter. Jules Renard, Gombrowicz, Montherlant, Huguenin, et tant d'autres, leurs notes quotidiennes, leurs pensées intimes m'ont ouvert à la compréhension de leur œuvre bien sûr, mais plus que tout, ces pages ont guidé ma réflexion et enrichi mes lectures. Sans Matzneff je n'aurai jamais lu que les russes les plus célèbres, laissant de côté des livres magnifiques mais d'auteurs moins connus. La beauté du style Matznévien aura je l'espère un peu déteint sur ma prose bien médiocre en comparaison...

Mes réflexions sur l'écriture et mon goût pour cette littérature mineure m'ont donné envie de relire quelques pages de Poèmes à Francesca de Gabriel Matzneff. J'aime son esthétique de la passion bien que je ne me sois jamais vraiment reconnu dans ces transports amoureux trop intenses et délurés qui courent dans les pages que Gab la rafale consacre à ses conquêtes féminines. mais il en était de même si je me souviens bien de ses amours philopèdes. Je n'aime pas assez le plaisir. Il ne dure jamais et ne procure jamais que l'illusion d'une immortelle toute-puissance. Tout cela est plus diabolique que divin, tant à le rechercher par tous les moyens l'homme se perd et s'englue. L'abstinence et la chasteté, la tempérance sont des vertus autrement plus porteuses de sens et qui font grandir bien davantage, ce me semble. Mais laissons ces considérations personnelles et la philosophie à la petite semaine qu'elles sous-tendent.  


Évoquer tout cela m'a remis en mémoire une petite scène récente, observée avant mon retour à Venise. Laissez-moi vous expliquer. Je n'ai jamais compris pourquoi les filles, jeunes, fraîches, naturellement jolies, à qui le plus souvent la nature a donné une vraie beauté passent des heures à s'attifer, se grimer, se couvrir de pâtes et d'onguents alors que rien ne les déforme encore, rien d'affaissé, de terni, de fripé d'adipeux. Quand tout en elles respire la grâce et la fraîcheur d'une rose juste éclose, beaucoup se travestissent et s'apprêtent jusqu'à ressembler à ces pantins aux couleurs criardes qui ornent les devantures des baraques de foire. Elles travestissent la beauté vraie d'une laideur vulgaire qui n'attire jamais que les jeunes mâles en rut les plus primitifs. 

La chinoise que j'héberge depuis quelques semaines est de cette engeance. Ce matin, répandant comme à chaque fois, un délicieux sillage, mélange de parfum anglais coûteux, de poudre et de lotion florale, elle a dû couvrir dix fois la distance qu'il y a entre la piazza San Marco et la Ferrovia Santa Lucia, avec ses allées et venues entre la salle de bain, la salle à manger et sa chambre... Arrivée à la table du petit-déjeuner quand la pendule de la cheminée sonnait neuf heures, elle est repartie aussitôt dans la salle de bain après un solo de cuillère et de couvercle assorti d'un nouveau nuage de senteurs - puis est retournée dans sa chambre, et de là, de nouveau vers le plateau où fumait son petit-déjeuner déposé sur la table depuis dix bonnes minutes, repartant aussitôt pour la salle de bain, en repassant deux ou trois fois devant le miroir de l'entrée. A peine revenue vers le plateau, elle partait de nouveau vers sa chambre, via une autre station devant le miroir, crayon et brosse à la main cette fois, puis nouveau passage dans la salle de bains, le miroir de nouveau... Finalement, son manteau enfilé depuis cinq bonnes minutes après un dernier passage dans la salle de bains (bruit du contenu de sa trousse de maquillage se vidant de son contenu dans le lavabo), un court moment dans la salle à manger et une ultime station devant le miroir, l'apprentie courtisane franchissait enfin le seuil de la maison à 9h.30 exactement (la pendule encore), quelques secondes avant que, n'en pouvant plus, je pousse un hurlement terrifiant à faire fondre ses couches de fond de teint. Si le ridicule tuait, elle serait morte dans d'atroces douleurs là, sur le tapis de l'entrée et qu'aurais-je fait de toutes ses encombrantes boites, ses tubes et ses flacons ?

La demoiselle aurait les milliers d'heures de vol des ex-beautés fanées qui sévissent encore dans le demi-monde, alors qu'à l'âge équivalent, on envoie les chevaux à l'abattoir (souvenir de lecture du Montherlant acerbe), plein d'indulgence et de magnanimité je pourrais comprendre.  Je me ferai même compatissant tant il est difficile de camoufler des ruines et de consolider une façade qui croule. Dans ce cas, il s'agirait d'une simple question de survie, d'un camouflage certes pathétique mais indispensable. On peut admettre la pitoyable et inutile ruse lorsqu'elle sert à cacher la déchéance d'un corps sans attrait pour éviter l'équarrissage presque préconisé par le misogyne auteur des Jeunes Filles, mais passer de longues minutes à se grimer quand leur beauté naturelle se suffit à elle-même me rend fou depuis toujours. Enfant je regardais les femmes et filles de mon entourage et leur visage comme leur corps se mêlaient dans ma tête aux images des clowns peinturlurés, tristes et pitoyables pantins qui font pitié. Ils m'arrachaient parfois un sourire de compassion, mais me donnaient plutôt envie de pleurer que de rire ! 

En revanche, tout mon être était parcouru de frissons délicieux quand je fermais les yeux et respirais les senteurs délicates de leurs parfums et cette odeur si fraîche, propre et pure de la poudre de riz. Le froissement des tissus délicats d'une robe de soirée, d'un foulard Hermès oú du maroquin de leurs chaussures se mêlant à ces senteurs faisaient chavirer mes sens. Tout le contraire des artifices dont ma chinoise couvre le visage. J'ai abandonné bon nombre de petites fiancées à l'adolescence à cause de l'artifice du maquillage et mon désir plus d'une fois s'éteignait en un instant lorsque mes lèvres entraient en contact avec ces  visages crémeux et gluants. Les femmes que j'ai désiré, aimé et parfois (doux souvenirs de jeunesse !) regretté, avaient la beauté naturelle, la fraîcheur vraie et innocente. Leur jeunesse répondait à ma jeunesse, ma fraîcheur et mon innocence. Les autres m'ont toujours donné envie de fuir. Peut-être incarnaient-elles dans mon esprit la fausseté et l'hypocrisie de l'âge adulte, la raison imposée Longtemps, les règles et les convenances intimes de l'accouplement rituel convenu m'ont fait peur. J'y voyais l'amour étouffé et mes rêves trahis.

Celle que j'ai épousé et qui m'a donné les quatre merveilleux enfants qui sont le soleil de ma vie, ne s'est jamais maquillée ou seulement pour rire. La fraîcheur de sa peau rayonnante de santé et de vie comme toutes les filles qui ont grandi dans la nature, me semblaient bien plus précieuses que tous ces corps travestis, ces  visages plein d'artifice. Le désir doit être gourmandise, sans jamais rien d'amer pour en troubler le goût. Aujourd'hui encore, les années passant, elle garde ce charme et cette beauté naturelles qui m'ont attiré en une fraction de seconde quand je l'ai aperçu le premier jour. Je connais une dame russe très belle, pleine encore de charme et de vitalité, qui affiche sans aucune gêne ses 80 printemps et vibre toujours de passion et d'amour autant qu'elle fait vibrer les hommes qui l'approchent. Rien, aucun artifice. Elle n'aguiche pas, elle vit. C'est une artiste certes, un esprit vif dont l'ardeur est communicative et le sens du bonheur époustouflant. La vraie beauté.

07 février 2017

La vérité sur la mort de Pateh, le jeune gambien qui s'est noyé à Venise

Depuis sa création en 2005, Tramezzinimag a choisi de consacrer ses pages uniquement à Venise, à ses habitants, à la vie vénitienne. Sa civilisation, son histoire, ses problèmes actuels... "Tout ce qui est Venise est nôtre". Nous avons toujours pensé - et écrit - que ce qui touche à Venise a forcément un retentissement partout ailleurs dans le monde.me réduite à une bourgade de province, assimilée de plus en plus à un parc d'attraction que certains touristes pensent doté d'horaires d'ouverture et de fermeture, Venise n'en demeure pas moins un laboratoire. Qu'il s'agisse de l'environnement, de l'organisation de la cité, les solutions qu'elle trouve pour demain comme celles qu'elle inventa autrefois, méritent que les responsables des grandes cités modernes s'y intéressent. Cependant, passée la colère qui fut la nôtre face au référendum sur la constitution européenne, l'attitude des politiques et celle des journalistes criant aux partisans du Non qu'ils n'étaient que des pauvres abrutis ne comprenant rien à rien, plus un seul article politique n'a été publié ici. Le suicide tristement médiatisé d'un jeune homme de 22 ans, venu de Gambie à la recherche d'un avenir meilleur confirme hélas cette responsabilité de Venise devant le monde nous a décidé à faire une exception.


Il faisait encore très froid à Venise, ce dimanche 21 janvier. Rien à voir avec les froidures des jours précédents, pas de neige ni de vents violents, mais un temps suffisamment passable pour ralentir le flot de visiteurs. Une journée comme les autres à Venise avec ses vaporetti bondés, le défilé permanent des touristes hagards le long des ruelles étroites de la gare au Rialto du Rialto à San Marco et retour. Sur le parvis de de la gare Santa Lucia, un jeune homme d'à peine 22 ans regardait devant lui. Soudain, après avoir rangé son sac à dos à côté de lui et remis ses documents dans un sachet hermétique en plastique, il s'est levé.   Sans l'ombre d'une hésitation, il a couru se jeter dans l'eau du grand canal. Les témoins n'ont pas tout de suite compris. L'eau est particulièrement glaciale à cet endroit-là du Grand Canal. Le courant y est fort et l'eau profonde. Pendant quelques minutes, rien ne bouge, rien ne semble se passer. Puis soudain la foule qui traverse le pont devant l'église des Scalzi remarque la silhouette qui dérive, sans nager, sans faire un seul mouvement par lui-même et des cris fusent de partout. 

Les passants médusés ne comprennent pas tout de suite. La plupart ne font pas attention. Et puis, tout est toujours plus lent à Venise, même pour ce genre de situation. Certains croient à une plaisanterie, d'autres à un accident. Et puis tout se précipite. On a compris qu'un drame se joue. Dans la rumeur de la foule qui gonfle, quelqu'un apostrophe le jeune homme, "Africa" comme un appel, comme pour dire "mais qu'est-ce que tu fous, mec. Attrape les bouées"... Lancé du haut du pont, ce cri semble bien plus un cri de surprise et d'horreur qu'une injure à caractère raciste. Les bateaux passent. Une autre personne crie aux bateliers "Butta i salvagente, butta i salvagente !" ("lancez des bouées de secours") avec un fort accent du sud, la voix visiblement commotionnée. Non loin de lui, toujours à portée d'un des cinq téléphones saisis depuis par la police, et qui enregistrent la scène, deux femmes commentent, sans véritable émotion tout d'abord; l'une se met même à rire, l'autre se demande ce qu'il fiche ce type dans l'eau, puis on sent qu'elles prennent conscience de ce qui se passe et soudain elles se taisent. 

Sur les deux rives comme sur le pont, c'est l'attroupement, avec le mélange commun et courant des badauds curieux, de ces gens que les accidents attirent, des braves gens aussi qui assistent tétanisés. Le vaporetto qui passait a enfin réalisé sa manœuvre. Avec le courant, le poids de l'embarcation (le bateau est bondé), il faut encore plus de temps pour arrêter la lourde embarcation puis faire marche arrière. Finalement il s'est immobilisé à quelques mètres du jeune homme. Le batelier s'acharne sur les courroies pour libérer les bouées qu'il lance enfin, un passager fait de même. Ce sont deux, trois puis quatre bouées qui sont envoyées vers le jeune homme. Elles sont toutes proches. Il lui suffirait de tendre le bras pour les attraper. Il ne fait pas un geste. Ne dit rien. pas un cri. Il ferme les yeux. 

Sur le bateau, un maître-nageur, secouriste cherche à sortir sur le pont. On le retient. L'eau est à moins de 5° ! Sans une tenue spéciale sauter ainsi dans l'eau est particulièrement dangereux. Partout les gens s'arrêtent pour regarder ce qui se passe. On explique aux nouveaux venus les faits, on commente. Inconscients, ceux qui n'ont rien entendu rigolent, papotent. Des groupes, après un regard distrait, passent leur chemin sans interrompre leur bavardage... Une scène courante. Et ici, une scène à la Goldoni.

Mais ce n'est hélas pas une comédie. Il va y avoir mort d'homme. Soudain une voix aigre se fait entendre. Traduit cela donne à peu-près : "El fa finta, disgraxià !" (il fait semblant ! cette saleté"), injure courante à Venise. On peut imaginer que l'on a pas entendu tous les propos, ceux que la femme a marmonné d'abord avant que sa colère ne monte et que les caméras s'enclenchent. Peut-être hurle-t-elle simplement parce qu'elle va manquer un rendez-vous ou un truc pressé à faire, des paroles du genre ; "Laissez le se noyer s'il veut se noyer... C'est du pipeau... Perdre du temps pour une merde pareille ! Qu'il crève ! Qu'on en finisse", etc....

D'autres voix à bord du vaporetto, sans bien savoir ce qu'il en étaient sont peut-être de son avis. (Il faut avoir patienté de longues minutes dans un de ces bateaux-bus bondés, sous la chaleur de l'été ou le froid de l'hiver, pour comprendre ce genre de situation; quand on sent l'explosion proche et que l'impatience de tous est à son comble), "Ras-le-bol" doivent-ils se dire dans la cabine, "Rester ainsi bloqué, c'est inadmissible..."

N'eut-il mieux pas valu finalement de vrais propos racistes débordants de haine plutôt que cette ambiance faite de hargne et d'impatience, de ras-le-bol et d'égoïsme qu'on remarque partout face à ce genre d'incident...  Ajoutée aux propos de cette femme en proie à une crise d'hystérie, c'est peut-être cela aussi qui a retenu le secouriste.bien était-ce le danger ? Et puis tout s'est passé tellement vite finalement. Chaque geste retardé, chaque hésitation peut avoir été fatale au jeune homme, mais tout ce qui aurait pu être tenté l'aurait certainement été en vain. Personne n'a vu ni réagi à la situation quand tout était encore possible. Il y a eu un décalage, comme toujours. Le temps que le secouriste sorte de la cabine pleine de monde il était vraisemblablement trop tard. 

Dans un ultime réflexe, le jeune homme a tendu un bras vers les bouées, comme s'il se réveillait soudain. Le désir de vivre plus fort que le désespoir... Mais le froid, le courant auront eu raison de cet ultime sursaut et là, devant la foule horrifiée, il a disparu

Les deux dames qui papotaient tranquillement, commentant la scène comme on commente un épisode des Feux de l'amour, sont restées silencieuses. Elles ont pleinement conscience du drame qui vient de se dérouler là, sous leur yeux. Il y a un court moment de flottement. Puis des commentaires comme pour dire à ceux qui ne voient pas ce qu'il vient de se passer... On entend des gens qui continuent d'appeler les secours. Puis une sirène enfin. Ceux sont les pompiers. Ils s'approchent du lieu de la noyade. On repêche le corps, aussitôt mis à l'abri des regards. Toute la circulation sur le canal est interrompue et de longues minutes passent. Dix, quinze, vingt ? 

Soudain, la même voix qui avait injurié le jeune désespéré surgit du silence " laissez-moi sortir, je veux sortir, je me sens mal, pourquoi on reste là ? laissez moi". Et la voix qui avait hurlé au batelier de jeter les bouées, invective la femme. "Tu n'as pas honte, tu ne peux pas patienter, ce type que tu traitais de merde est mort et tu ne penses qu'à tes fesses ? C'est toi la merde". S'en suit un échange musclé. Là encore, dans d’autres circonstances, tout le public aurait ri ! Une scène de Commedia dell'Arte comme les vénitiens - et les italiens en général - en raffolent.  Hélas, sur le palcoscenico, aujourd'hui un jeune homme a perdu la vie. 

Suit un échange assez véhément. Les deux dames reprennent leurs commentaires "je me demande comment elle va faire avec ça sur la conscience celle-là". On entend des gens expliquer ce qu'ils on vu. Répondant certainement aux policiers ou aux pompiers. Puis les vidéos s'interrompent. Tout le monde connait la suite : la nouvelle se répand aussitôt, lancée par l'ANSA, l'agence de presse italienne. Bientôt éditée par le Gazzettino, elle va très vite être reprise - et déformée - par les médias du monde entier : "à Venise, un jeune migrant meurt noyé sous les cris de haine de la population".  Honte aux vénitiens si cela était vrai !

En cette période où le monde ne sait plus trop où il va ni ce qu'il est, où les valeurs humanistes semblent moribondes, un tel évènement s'il choque nos esprits bien-pensants, ne parait  pas improbable hélas. Comme évident : Cela devait arriver semblent vouloir dire tous les journalistes qui se sont précipités sur l'information avec ce qu'on leur en disait d'après une vidéo trop vite interprétée. A chaud. On a pu lire et entendre n'importe quoi de la part de certains d'entre eux. La plupart (notamment dans les médias britanniques), ne sachant pas l'italien, ont pris pour des injures tous les cris entendus. No sir, Selvagente ne veut pas dire sauvage, mais bouée de secours. 

Crier "Africa" est une apostrophe sinon affectueuse, du moins courante à l'adresse d'un étranger, à la romaine ou à la napolitaine. Rien de raciste qui soit avéré dans ce cri. Lancé ici à l'adresse du jeune gambien pour attirer son attention vers les bouées qu'on venait de lui jeter, ou à l'intention des bateaux qui passaient pour leur signaler le jeune homme, cela n'avait rien d'injurieux ou de méprisant. Un cri spontané lié à l'effroi. Un cri maladroit pour tenter de le ramener à la raison peut-être aussi... J'ai souvent rencontré ici des gens frustres qui pensent qu'un migrant africain ne parle que petit nègre et ne comprend pas tout. Les vendeurs de faux Vuitton qui pullulaient un moment dans les rues de Venise n'avaient-ils pas été surnommé (par la presse) les Vu comprà ? Personne à l'époque n'y avait vu un épithète à caractère raciste... Il faut relire les propos de Tintin en Afrique aujourd'hui considérés comme méprisants. Ils en sont encore là. 

Finalement, les seuls propos racistes émanaient d'une vielle femme pressée, peut-être véritablement en train de faire une crise de panique, une femme ordinaire que j'imagine au milieu de la foule compacte du vaporetto. Fallait-il qu'elle soit stupide ou en souffrance pour afficher un tel égoïsme, une telle indifférence devant un jeune homme qui veut mourir et qu'il importe de chercher à sauver... Qui pourra le dire ? Elle n'a pas été retrouvée. Le parquet ouvre une enquête. Pour pouvoir délivrer le permis d'inhumer et rendre le mort à sa famille, il faut un motif reconnu. Ce que doit établir le rapport de police Les téléphones sont saisis, les témoins oculaires entendus...

On ergote sur l'indifférence, sur la non intervention des gens... Venise n'est pas une ville comme les autres, tout prend des proportions différentes ici. L'absence de voitures, l'essentiel de la vie qui se passe dans les rues, le chaos mal contenu causé par les hordes de visiteurs et qui finit par créer des tensions, tout concourt à poser un décor et une atmosphère différente de celle des autres grandes villes d'aujourd'hui. Mais les habitants ont toujours conservé cet esprit d'autrefois qui transforme le moindre incident, la moindre algarade en une affaire publique, le plus souvent légère et joyeuse, fort heureusement. Non, à Venise, de par sa structure même, personne n'est indifférent. Pourrait-on dire la même chose de Paris ou de Londres, où vitesse et indifférence règnent en maîtres incontestés ?

Peut-être qu'en été beaucoup auraient sauté sans hésiter. Mais encore une fois à cet endroit c'est dangereux. Le courant, le trafic et parfois la vitesse de certaines embarcations. Comme l'a dit un vénitien : « J'aurai certainement tenté de l'aider mais je ne crois pas que je me serai jeté à l'eau ».  Interrogé pour la télévision, il répondait à la question d'une jeune journaliste : « Et vous, auriez-vous sauté ? ». Et un pompier de rajouter sur une autre antenne : « Habillé, on ne tient pas cinq minutes dans cette eau glacée. Si des gens avaient sauté, nous n'aurions pas eu un mort, mais trois ou quatre ! »...

Le parquet a rendu un premier rapport. Le verdict est tombé : finalement, il y a bien eu non assistance à personne en danger. Il ne s'agit pas des gens restés à filmer la scène, mais du pilote de la vedette du Casino qui passait là au même moment et a vu la scène. L'homme, âgé de 36 ans, qui conduisait le bateau a été inculpé. Toutes les images confirment les témoignages : passant près du jeune homme il n'a rien tenté, n'a pas diminué l'allure du bateau, et à continué sa route, indifférent. Le procès permettra de savoir la raison de cette attitude. S'est-il enfermé dans sa mission, devait-il aller chercher ou ramener quelques VIP au casino voisin ? A-t-il sciemment continué sa route en dépit des cris que le public lui lançait parce que l'homme était noir ? Cette infraction au  code international de la navigation est considérée comme un crime.
 
La justice à ce jour n'a donc pas suivi le jugement à l'emporte-pièce des médias. Il semblerait donc, après l'étude scientifique des cinq vidéos et l'audition des témoins, que rien ne permette à ce jour de confirmer les dires des journalistes - absents - selon qui les gens - présents sur place, eux -, vénitiens et touristes, auraient tenu des propos racistes à l'égard de ce malheureux. Les cris de colère et d'impatience de la vieille femme - certainement vénitienne quoi qu'en dise l'assesseur intervenu - sont-ils condamnables ? Moralement oui. On ne tient pas de tels propos, même et surtout sous le coup de l'exaspération. Mais la stupidité n'est pas un délit - et on peut le regretter parfois tant elle est répandue. A Venise autant qu'ailleurs. 

© Crédits photographiques C.H. - Droits réservés

Une couronne et le silence recueilli de la population
Il y a quelques jours, à l'initiative de plusieurs associations, une manifestation à la mémoire du jeune gambien a été organisée, à l'endroit même où il a mis fin à ses jours. Une couronne aux couleurs de son pays a été jetée dans l'eau. Des discours ont été prononcés. Puis la foule est restée là, silencieuse. Recueillie. Le temps était gris. Rien ne bougeait dans la ville figée. Comme un arrêt sur image. On a appris que la municipalité financerait le retour de la dépouille dans son pays. Ce sont les mots plein de douceur et de miséricorde du curé de Marghera, Don Nandino Capovilla qui doivent maintenant résonner dans nos esprits après la mort de Pateh :
« El fa finta, disgraxià ». On a dit que quelqu'un avait crcela pendant que le garçon se noyait. Non il ne faisait pas semblant. Dans son désespoir, il a dit assezFiori per Pateh, profugo morto a Venezia
. Assez de cette vie de marginal, assez de l'incertitude, assez des vaines espérances. Pourquoi n'as-tu n'a pas fait semblant quand tu as salué ta famille puis que tu es reparti de ton pays pauvre et ravagé [...] Si tu es parti, c'est que tu faisais partie de ceux qui croyaient en une vie plus digne. Mais les amis, de ceux qui auraient pu s'occuper de toi, seulement de toi, pas comme un matricule, pas comme dans un formulaire, où étaient-ils ? Tu n'as rencontré personne ici, dans notre monde qui sait seulement se méfier mais perd de vue ce que c'est que la solidarité. Nous voudrions t'avoir connu le jour d'avant, Pateh. Nous t'aurions embrassé, nous t'aurions serré dans nos bras. Nous aurions au moins essayé.»
C'est juste ainsi qu'il faut désormais penser cette triste affaire. Défendre la solidarité sans condition, permanente, active mais en même temps refuser l'anathème, les raccourcis, les présupposés et les approximations. Venise, comme l'Italie est touchée par la grande peur devant l'afflux des migrants. La crise rend la vie dure et les gens inquiets. Mais le racisme, la haine et le mépris ne sont pas dans les mœurs italiennes. Le sens de l'autre, l'accueil, la disponibilité demeurent des valeurs profondément ancrées dans l'ADN de ce pays. La foule venue spontanément rendre un hommage silencieux au jeune gambien en est la confirmation. Son silence a étouffé les pitoyables cris racistes de la femme en colère. Mais de cela aucun journal n'a parlé. C'est tellement moins porteur..

© Crédits photographiques C.H. - Droits réservés

«Les faits sont sacrés, les commentaires sont libres» écrivait Beaumarchais.
Les cris d'indignation, les gros titres des journaux, les médias toujours prompts à lancer des anathèmes se sont une fois encore rués sur la douleur et la violence pour vendre leur camelote. De partout on s'est scandalisé sur la monstrueuse attitude des vénitiens. Une femme a crié sa haine ou simplement sa hargne, injuste, indigne, inexcusable mais ce n'est pas la dureté de ces mots qui a tué Pateh. C'est un désespoir qui devait monter depuis des jours, et la solitude aussi. Le cousin du jeune homme qui vit et travaille en Italie a expliqué que le jeune homme était fragile psychologiquement. Le père Capovilla a raison de dire qu'un jour plus tôt, si quelqu'un avait pu parler avec lui, le rassurer, l'accompagner ne serait-ce que pour quelques pas, il n'y aurait pas eu ce cri, cette foule massée comme au spectacle. Il ne voulait pas être sauvé. Cela ne nous exempte pas de notre responsabilité à tous. Un jour avant... peut-être que cela aurait tout changé...
Mais, le cri d'une pauvre disgraxiata hystérique a été repris par les médias comme celui de toute une population jetée en quelques secondes à la vindicte universelle. L'info répandue à travers le monde comme une traînée de poudre, sous la bannière du politiquement correct asséné en boucle par ces chantres de la morale, n'était qu'un buzz. Mon maître Jacques Ellul dont les journalistes parlent souvent mais qu'ils n'ont certainement jamais lu, pour qualifier ce genre d'information qu'on nous jette à la figure sans aucune précaution, sans ménagement et sans jamais en vérifier les sources ni étudier le contexte, aurait assimilé tout ceci à de la propagande... Le besoin d'aller vite, mal terrible de notre société occidentale, la primauté de l'émotion sur la raison, forment un cocktail dangereux. Du fond de l'enfer, Goebbels doit se frotter les mains et Hitler se réjouir. Ils sont en train de gagner. Cela va tellement bien avec le populisme, cette rapidité de l'image et de l'info propagées par des journalistes qui laissent parler leur émotion et érigent leurs bons sentiments en morale. Cela fait tellement de mal à la démocratie. 

Pauvre monde que celui où les journalistes confondent le sensationnel avec la vérité, l'émotionnel avec le tangible. Comme le soulignait récemment Jean-François Kahn, «Aussi respectable et même juste soit-elle, une cause justifie-t-elle que, pour la défendre, on abolisse le réel à partir du moment où il devient dérangeant, jusqu'à se construire un monde complètement imaginaire =» ? Il donne l'exemple de la Guerre d'Espagne, confirmant que s'il ne fait pas de doute que tout démocrate se devait de se ranger du côté des républicains contre le camp fasciste, «pour autant, fallait-il s'interdire, surtout si on était journaliste, de rapporter les terribles exactions anticléricales commises par les anarchistes ?» La triste mort du jeune gambien illustre bien la dérive de la presse. La plupart des journaux qui ont publié ce fait divers affreux, ont fait plier le réel à une vision manichéenne que rien de dérangeant ne devrait venir brouiller. «L'approche journalistique devrait-elle à ce point se transformer en approche ultramilitante.»

Paraphrasant Kahn, personne ne niera que, pour des tas de bonnes raisons, la presse auto-intoxiquée, s'est une fois de plus racontée des histoires. «Une vision purement idéologique s'est substituée à la prise en compte subjective d'un évènement qui échappe totalement au confort intellectuel d'un tel schématisme binaire ». Pas un média qui ait publié l'info sur la noyade de Pateh et des insultes qu'il aurait subi en l'assortissant de réserves. Personne n'a cherché d'en savoir plus avant publication. Cela fait une victime supplémentaire : la crédibilité médiatique. Ce que le rédacteur en chef de Marianne appelle la postvérité, «cette tentation de plus en plus prégnante» dont Le Monde soulignait récemment les dangers en soulignant le développement «d'une consommation communautaire de l'information par "bulles cognitives", où chacun s'enferme dans ses convictions.»
 
Même voulue, la mort de Pateh n'est pas un fait divers. Elle met le doigt sur une forme de violence dont notre monde est responsable. Si des millions de gens qui fuient la violence et la misère arrivent chez nous, c'est bien parce que nous n'avons pas su les aider à bâtir chez eux un monde où il est possible de vivre, de manger et d'espérer. Le pape François l'a rappelé dans des termes bien plus véhéments. Et ce qui importe aujourd'hui ce n'est pas d'ergoter sur le comportement des médias ou l'attitude des gens. Il s'agit simplement, quelque soient nos convictions, nos croyances, de refuser la haine et la peur; de toujours nous souvenir qu'une main tendue, un regard bienveillant peuvent sauver une vie. C'est cette attitude qui doit présider à tous les choix que nous avons à faire pour que nos enfants vivent dans un monde apaisé et solidaire, quoiqu'en disent les apprentis sorciers qui partout dans le monde rêvent de s'emparer de nos libertés.