29 septembre 2016

La fille du consul en son joli palais

Billet publié initialement le 23/10/2007 sur TraMeZziniMag I

Avant que l'inanité des décisions bureaucratiques de Bruxelles ne nous pousse à la suppression de nos nombreux consulats et autres légations diplomatiques implantées depuis toujours dans les villes d'Europe, la République française occupait pour son administration le magnifique et imposant palais Clary sur les Zattere.
 
Appelé aussi palais Priuli-Bon ou Michiel, cette vaste demeure est depuis longtemps la propriété des qui du temps du Consulat s'étaient réservés le dernier étage de l'immeuble. La Princesse Clary fut dit-on la maîtresse de Mussolini Le palais date vraisemblablement des premières années du XVIIe siècle. Récemment restauré, il retrouve peu à peu sa splendeur passée. Inutile de préciser que du temps de la France, il n'y avait pas de budget pour opérer une restauration de l'ampleur de celle qui vient d'être réalisée. Mais il était plein de charme et j'y ai bon nombre de très heureux souvenirs.

Le consul de mes années vénitiennes s'appelait Christian Calvy. Il vivait là avec sa femme Nicole et leur fille Agnès. Ancien consul de France à Chicago, ancien Premier Secrétaire à Ankara, des ennuis de santé et la chasse aux sorcières de l'administration Mauroy après 1981 l'avaient amené à ce poste. C'était avant la chute du mur de Berlin et ce consulat gardait encore une certain importance stratégique. Sa circonscription consulaire comprenait Trieste, Vérone et Padoue. Parfois les dépêches continuaient de rejoindre Paris en code, informant le monde libre des mouvements suspects des supposées puissantes forces soviétiques. 

Son adjoint, le Vice-consul, Dillemann était un diplomate dans toutes la tradition du Quai d'Orsay, célibataire, mondain, raffiné et cultivé. Il habitait un magnifique appartement en haut du Palais Sagredo, sur le Grand Canal. Au-dessus du Consulat ou était-ce à côté, l'Alliance Française avait ses locaux. Elle était tenue avec une poigne de fer par Lucienne Couvreux-Rouché, qui laissa à sa mort une énorme bibliothèque remplie notamment d'éditions originales de la plupart des romans à succès des cinquante dernières années le plus souvent dédicacés.

C'est le hasard qui me permit de rentre au Palais Clary et d'en devenir un habitué. Mais peut-être l'ai-je déjà raconté. J'étais jeune, étudiant, désargenté et seul. L'hiver est terrible à Venise quand on est mal logé. Je passais des heures le soir au bar Do Draghi, dit aussi le baretto, juste en face du campanile de Santa Margherita. A l'époque c'était le seul bar moderne. Tous les étudiants du quartier le fréquentaient. Les propriétaires étaient sympathiques. il y faisait chaud et j'y avais un crédit. Un soir dans la petite salle du fond nous étions cinq ou six. J'étais assis sur la banquette, dévorant le magnifique texte "L'erreur de Narcisse" de Louis Lavelle que j'avais déniché à la Querini Stampalia. A côté de moi, un petit groupe de poivrots sympathiques faisaient des paris idiots. A l'autre bout de la banquette, il y avait une jeune fille, brune, pas très grande, assez jolie qui lisait Françoise Sagan. En français. Elle venait elle aussi assez souvent dans ce bar. Nous ne nous étions jamais adressé la parole. Le pari des poivrots tomba sur nous : "une coupe de champagne si je parviens à les faire se rencontrer ce soir" clama l'un des buveurs. Il réussit. Nous avons fait connaissance  et partagé le champagne.

Quand vint l'heure de rentrer, je lui proposais de la raccompagner. Elle m'avait dit ne pas habiter très loin. Nous avons bavardé de choses et d'autres. Puis, arrivés devant l'énorme porte du Palais Clary avec son marteau géant, elle m'a dit embarrassée "je suis arrivée". Elle a ouvert la porte (je crois qu'il y avait un portier à l'époque qu'il suffisait de sonner). Devant la beauté du cortile mon envie d'en voir plus était grande. La jeune fille me fit rentrer. Nous nous sommes promenés dans le petit jardin au bord du canal, puis nous sommes montés sur l'une des terrasses qui surplombent l'entrée d'eau. C'est là que le hasard a encore jailli dans ma vie. Elle m'avoua être la fille du consul. Nous avons parlé des pays qu'elle avait habité depuis son enfance. Elle venait de Chicago mais avant elle avait séjourné à Ankara. Je lui parlais de mon oncle diplomate qui y occupa un poste pour une organisation internationale. Il est italien, sa femme danoise et a deux filles. "Tiens" me dit-elle, "maman jouait au bridge avec une danoise dont le mari était représentant de l'ONU et sa fille aînée sortait avec mon frère. Elle faisait du baby-sitting"...Nous parlions des mêmes. Cette coïncidence m'ouvrit à deux battants les portes du consulat. J'allais devenir le sigisbée de la fille du consul, son grand frère, son protecteur, son surveillant. Elle fut ma petite sœur, la compagne de mes peines et de mes doutes et l'instigatrice de mon introduction dans la société vénitienne. Dîners, soirées, réceptions, je connus dès lors une vie bien douce au Palais Clary où j'étais souvent convié en dépit de ma misérable garde-robe et de mes poches souvent bien vides.

5 commentaires :

Danielle (Campiello) a dit…
Quelle belle histoire et si joliment racontée. J'y sens comme une note de nostalgie ...c'est vrai qu'être amené à fréquenter les aîtres de ce palazzo a dû vous laisser d'impérissables souvenirs.
Puis-je vous poser une question? Il y a dans l'église de San Trovaso une chapelle qui est d'ailleurs la pièce maîtresse de l'église : la chapelle Clary , dédiée à **** Elisabetta Alessandrina Clary et un bel autel avec un bas-relief en marbre blanc(1470) représentant des anges est attribué à l'école de DONATELLO ( j'en ai parlé sur les pages que j'ai consacrées à San Trovaso ) Je ne suis pas parvenue à situer cette Elisabeth Clary....
Je serais bien heureuse si vous pouviez me donner des renseignements sur elle. Dès maintenant,un tout grand MERCI
25 octobre, 2007
Lorenzo a dit…
La princesse Elisabeth Alexandra était la fille du comte de Ficquelmont, diplomate autrichien ami de Metternich qui fut en poste à Naples et joua aussi un rôle important auprès du vice-roi face à Daniele Manin. C'est à Naples qu'elle naquit le 10 novembre 1825. Elle épousa SAS le prince Edmund von Clary und Aldringen, conseiller de l'Empereur dont elle eut quatre enfants. Son unique fille, Edmée se maria à Venise avec un diplomate italien, Charles Felix Nicolis de Robilant. Elisabeth mourut de Phtisie le 14 février 1878. Elle est enterrée au cimetière des étrangers à San Michele.
28 octobre, 2007
Danielle ( Campiello) a dit…
Merci à vous Lorenzo.d'avoir pris le temps de me répondre et sans doute aussi d'avoir fait quelques recherches.. je tiens bonne note de votre réponse...:-)
28 octobre, 2007
anita a dit…
Vous racontez si élégamment qu'il est aisé de se faire son cinéma ...juste en fermant les yeux après lecture .
( en confidence : dès que mes activités me laissent un moment , je clique ici et là ...et à chaque fois je m'évade avec bonheur ! )
24 janvier, 2008
géraud a dit…
Le consulat d'aujourd'hui n'est certes pas aussi beau. Et la place de la république française pas bien grande à Venise.
23 mars, 2008

27 septembre 2016

Connaissez-vous Angela Bacchini ?

Quand elle m'est apparue, par un de ces matins d'été si particuliers à Venise, avec cette lumière un peu voilée qui annonce les grosses chaleurs alors que l'air est encore frais ; avec derrière elle, ce ciel dégagé, d'un bleu vif à faire chavirer les âmes endurcies, et l'eau frétillante, je ne me doutais pas que se dressait devant moi une grande poétess vénitienne. 

Elle était vêtue d'un manteau qui avait dû être vert pomme. Un détail qu'on ne pouvait pas ne pas remarquer, ce manteau, en été, quand nous étions en bras de chemise et que très vite le souffle du sirocco fait fondre les corps alanguis... Ce ne pouvait être qu'une folle ou un être d'exception. Je détaillais cette femme sans âge, tenant un sac de cuir noir entre ses mains. Elle était rentrée en soufflant, chargée d'une grosse valise comme on en voit dans les films. Chaussée de mocassins, défraichis comme son manteau, elle portait une robe sombre. Quelque chose de vague émanait de son regard qui contrastait avec son allure décidée. Une odeur de laque mélangée aux effluves d'un parfum bon marché entourait chacun de ses mouvements.
 - C'é la signora Biasin ?  me demanda-t-elle avec un accent vénitien très prononcé. Non, la Signora n'était pas là. Elle avait été convoquée une fois de plus à la Questure ce matin-là. Toujours ses démêlés avec l'administration. Les chambres aménagées sans autorisation, les certificats de l'hygiène jamais validés, la comptabilité assez flottante et le registre des pensionnaires pas vraiment tenu à jour. Rien de malhonnête en vérité, juste une façon de travailler. Et pour la grande satisfaction de tous les clandestins qui passaient par l'Alloggi Biasin, des tarifs vraiment "étudiés", une grande mansuétude de la part de la maîtresse des lieux et toujours l'assurance d'un accueil convivial et d'une oreille attentive. 

Souvent on retrouvait ses jeunes locataires attablés avec Federico, le fils cadet de la maison, tous en train de se régaler d'une pastasciutta à se damner que la locandiera leur servait généreusement. Combien furent-ils ces jeunes venus d'Amérique du sud qui ne pouvaient s'offrir un appartement faute de visas ou le plus souvent faute d'argent. Piégés - comme nous l'étions tous - par la beauté fascinante de la ville dont ils ne pouvaient se libérer, n'ayant jamais pu se contraindre à repartir... Anna (Matilda de son vrai prénom) Biasin gérait les chambres de l'albergo sur la Fondamenta de Cannaregio, qu'on appelait encore à l'époque Fondamenta della Pescaria, mais aussi celles installées dans son appartement de la calle dell'Aseo ainsi qu'une demie-douzaine de chambres calle del Forno, près du Ghetto, où la ville logeait ces malheureux qu'on avait baptisé en vénitien I Sfratai.

Angela Bacchini en étai. Elle n'avait plus de maison. Locataire, comme tant d'autres elle avait dû quitter l'appartement où elle vivait avec sa mère. Elle en fit un un poème. Car la dame était une poétesse. Elle faisait imprimer elle-même de petits recueils de vers toujours ornés de son portrait en noir et blanc, qu'elle tentait de vendre chaque fois que l'occasion lui était donnée. Régulièrement, elle adressait un nouvel opuscule aux journalistes. Parfois un de ses textes était publié.  Tout le monde la connaissait, à Cannaregio mais aussi du côté de San Marco. Car, venezianissima comme elle se définissait, elle était toute entière dans la défense de sa ville. Sur son séjour dans une des maisons de la Signora, relogée à la hâte par les services sociaux de la municipalité, comme des centaines d'autres expulsés, elle a écrit ces lignes en vénitien, qui en disent long sur ses états d'âme d'expulsée :

 La Camera dea pension (La Chambre à la pension)  

"De dodese metri quadrai :
Questa se la nostra stanza da sfratai.
Sicome ogni camera ga el so aredamento ; 
anca su sto buso ; 
qualcosa ghe se dentro.
I ghe ga meso la tola, 
un leto per dormir e riposar ; 
un scabeo, un armaron.
E anca do careghe dentro sto salon.
Ma una comodità atenua i nostri mali...
Gavemo i servisi, per i bisogni corporai.
Cossa volemo ancora !... De cossa 
Se stemo lagnar.
Ne resta quatro metri
Anca per caminar.
E quando mi e mia mama;
Semo dentro quà ; 
dovemo pur divider, sto spazio per metà.
Ne ghe se problemi
A far sta operazion.
Do metri a mi... e do a ea
Ne resta in conclusion.
De soldi ghe ne demo anca bastanzeta
Per ste poche robe e sta stanzeta.
Mia mama se nervosa, 
cose vole far. La ga otanta ani 
e fora no la vol andar,
la ghe vede poco ; le ganbe 
ghe fa mal.
Bisogna aver pazienza
Bisogna soportar...
Sentimo ste parole, de quei 
che ne comanda.
Ma iori ga la casa
E anca co la veranda.
Per pasarse el tempo, sta mia vecia mama 
la furega le strasse :
mama lasa perder e se quatro scoasse.
Ma ea no lasa perder, qualcosa 
la ga da far... intanto co la so calma 
la continua a furegar.
E anca la me invidia ; la me ciama fortunada.
Mi so senpre quà : 
ma ti ti va anca in strada !
Se vero ! Ma cossa vusto 
che no fassa nianca
un giro per la piazza
Che no me ciapa l'aria dentro el vaporeto,
e con l'ingresso libero ; no varda 
el Canaletto.
Che no me insemenisa davanti ae boteghete,
dai vasi colorai... co statue e medagete...
o su quea madona in cupola 
che par che la varda le stele :
ala Giudecca nel colegio dele 
Zitelle !
Ognuno se consola a sto mondo 
come pol.
Epur no avendo niente 
ringrazio anca el Signor.
De cossa ! I me dirà. 
De star quà a veder la mia cità.
No da esser rica, o per farme 
Schei : ne per far imbrogessi 
al dano dei fradei.
Ma per esser onesta e aspetar 
la carità... Da chi ? Dal Comune.
Che el se ricorda questo : 
che forse no lo sa.
Le case ghe va prima 
a chi se nato quà.
Che nostre le se lore... e nostra se la cità...
E no se veda più ste comicità
come go visto geri.
Che i se ga da el sfrato
fra foresti e stranieri.

Un poco lo go dito de queo
che go da dir.
doman el discorso lo faro finir.
Davanti l'assessor, davanti ai zuconi...
e se me fosse lecito... a tuti queiche
a Venezia fa i parono."
(Traduction personnelle ICI

Après plusieurs mois - presque deux ans - de bons (et loyaux services) chez la Signora à faire les chambres, accueillir les touristes, faire les courses, aider aux lessives et désinfecter les pièces de la calle del Forno dévolues aux expulsés les plus démunis, je quittais mon petit appartement de la vieille maison de la calle dell'Aseo pour d'autres aventures. Ayant donné ma démission, déménagé mes meubles, je n'ai plus revu la signora Bacchini ni sa mère. Je l'ai croisé quelques fois du côté de San Alvise et un jour devant le Cucciolo où j'avais mes habitudes. 

C'est seulement en 1997 et au moment d'un évènement presque passé inaperçu ailleurs qu'à Venise, que j'ai eu de ses nouvelles. J'étais depuis longtemps retourné vivre en France, pour me marier et travailler. Quatre enfants étaient nés et je venais moins souvent sur les bords de la Lagune. Ce rêve d'y construire ma vie et de voir y grandir mes enfants n'avait pu se réaliser, celle que j'avais épousé ayant catégoriquement refusé de venir y vivre (ou peut-être n'ayant pas su être assez convaincant pour l'en persuader). C'était à l'occasion d'un court séjour avec des amis. Quelques jours avant le triste anniversaire de la chute de Venise, période bien triste où le Sénat abandonna, sans aucune résistance et avec beaucoup de lâcheté, le destin de la Sérénissime à l'infâme général corse et aux pouilleux des armées de la révolution qui s'empressèrent de la mettre à genoux et la pillèrent. 

La nuit était douce. Je n'avais pas sommeil. Nous repartions le lendemain. J'avais décidé de faire un dernier tour de la ville comme à mon habitude. J'arrivais par le ponte della Canonica, juste derrière le palais du patriarche. A ma grande surprise il y avait partout des policiers et même des militaires en tenue de combat. Le silence était pesant et les soldats nerveux. Si ce spectacle aujourd'hui nous parait ordinaire depuis que le mot "sécurité" sert à nos gouvernants pour égratigner en douceur les libertés fondamentales en jouant sur la terreur, cette vision d'apocalypse sur la piazzetta était alors surprenante. 

Je pensais comme d'autres à une très forte acqua alta en prévision et je frissonnais à l'idée qu'on s'attende peut-être en haut-lieu à une marée catastrophique... Il faisait lourd. On m'expliqua que l'accès à la Piazza était interdit, des terroristes s'étaient enfermés dans le campanile et disposaient d'un blindé et de tout un attirail militaire... On a très vite appris qu'il ne s'agissait que d'un engin de chantier maquillé en char d'assaut et que seul deux ou trois des huit (présumés) terroristes possédaient un fusil... Je m'approchais d'un groupe de vénitiens parmi lesquels il y avait le maire de l'époque, le philosophe Cacciari et un peintre que je connaissais bien pour avoir travaillé avec lui du temps de la galerie Graziussi

Et je la revis, un peu vieillie, le visage marqué, les cheveux moins soignés. Elle allait de groupe en groupe avec à la main ses plaquettes auto-éditées qu'elle proposait aux gens. Militante de la première heure pour une Venise libérée du joug de Rome et des banques, naturellement du côté de la population qui depuis la trahison de Buonaparte et l'impitoyable domination des Habsbourg a toujours dû s'incliner, témoin trop longtemps muet de la destruction et la confiscation de leur lieu de vie pour le profit de quelques uns. Nous ne nous sommes pas parlés. Je me contentais de l'observer de loin, puis on nous fit reculer hors de la piazza avant que l'assaut soit donné. Lorsque je tentais de m'approcher d'elle, Angela Bacchini était déjà repartie rejoindre des manifestants qui soutenaient les révoltés du campanile. La farce se termina sans trop de grabuge et je n'en sus davantage que le lendemain, en allant à la gare prendre notre train. Le Gazzettino narrait en première page l'incroyable évènement et les commentaires allaient bon train. Un poème de la Bacchini, en page intérieure parlait des deux Venises. Celle des vénitiens et celle de l'argent... 



Quelques pauvres diables naïfs et ardents y ont laissé leur liberté. Ils auraient pu y laisser leur vie et rien n'aurait vraiment changé. Pathétique... Il y a vingt ans déjà l'impéritie des élites politiques dégoulinait en les salissant sur les masegne de la cité des doges. La Sibylle hurlait sa colère et la douleur de son amour trahi pour la Sérénissime. Je ne sais si elle vit toujours mais elle doit se réjouir de voir combien la majorité des vénitiens semble vouloir bouger et prendre en main son destin... 

25 septembre 2016

Sur mes pas d'autrefois...

Réédition d'un billet publié sur TraMezziniMag I, le 9 mai 2007 :


Cette photo empruntée au magnifique site Venice Daily Photo, montre le portique de la Corte del Sabion, qui permet de passer de la fondamenta où se trouve aujourd'hui la boutique de la Guggenheim (à mon époque la galerie de Bobo Ferruzzi où je travaillais) au campiello qui débouche sur la calle Navarro, où j'ai habité jusqu'à mon retour en France en 1986. 

Au bout de la corte vivait une vieille femme qui nourrissait (et abritait) une nombreuse colonie de chats. L'écrivain Dachine Rainer, aujourd'hui disparue, attendrie par ces chats abandonnés souvent faméliques, m'avait chargé de distribuer à la vieille femme une assez forte somme d'argent pour veiller à l'entretien des petits orphelins. Puis la dame a été expulsée. 

On m'a dit qu'elle s'était installée à Cannaregio, non loin du Teatro Italia avec ses chats. Parmi eux, Rosa, ma jolie petite chatte grise aux beaux yeux verts, jamais retrouvée quand je suis revenu Calle Navarro pour la ramener en France avec moi... Venise est ainsi remplie de lieux pittoresques qu'il faut apprendre à découvrir. Ouvrez l’œil, visiteurs ! 

___________
3 commentaires : non archivés par Google. 

23 septembre 2016

François Mitterrand le vénitien, par Jean d'Ormesson

Billet initialement publié le 10 mai 2011 sur TraMezziniMag (l'original).
   
Le jour de la passation des pouvoirs entre le président Mitterrand et Jacques Chirac, et en dépit d'un emploi du temps chargé, Jean d'Ormesson fut invité, tôt le matin, par le président sortant. Pendant deux heures les deux hommes bavardèrent. Quelques mois plus tard, après la mort du président, l'académicien, qui partageait avec lui le même amour pour la littérature et pour Venise, a écrit pour l'Express un article où il décrit l'amoureux de Venise. Tramezzinimag avait cité naguère l'entretien d'Ida Barbarigo avec Mazarine Pingeot expliquant cette relation intime du chef de l’État avec la Sérénissime (lien ICI). 
 
«L'épithète homérique et italienne accolée le plus souvent - depuis François Mauriac - au nom de François Mitterrand est celle de «florentin». Il y a, dans l'opération, une connotation péjorative, et presque une intention de nuire: on voit des dagues, du poison, des conspirations en pagaille et de la trahison dans l'air. Rappelons, pour tenter de garder un peu d'objectivité et serrer en même temps la réalité de plus près, qu'il y a une autre ville d'art en Italie à laquelle Mitterrand n'a jamais cessé de témoigner son admiration et son attachement. Ce n'est pas Florence; c'est Venise. 

François Mitterrand se rendait régulièrement à Venise. On le voit, sur des photos, accompagné de quelques amis, à bord d'un «motoscafo» ou en train de se promener sur la Riva degli Schiavoni ou sur les Zattere. Des rumeurs ont longtemps assuré que le président avait acheté une maison à Venise. On allait jusqu'à la montrer aux passants, ébaubis. Je ne sais pas du tout, pour ma part, ce qu'il y a de vrai dans ces bruits. On raconte que, lassée sans doute par les rumeurs, la propriétaire actuelle de cette maison aurait fait imprimer une carte de vœux de Noël. Avec trois volets: sur le premier, Mitterrand contemple la maison ; sur le deuxième, Mitterrand et la propriétaire sont ensemble devant la maison ; sur le troisième, Mitterrand s'éloigne et la propriétaire rentre seule chez elle. 

Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'il a longtemps habité, entre le campiello San Vio et le pont de l'Accademia, un palais du XVIIe siècle qui donne à la fois sur un jardin et sur le Grand Canal: le palais Balbi-Valier. Et que plusieurs trattorias ont eu l'honneur de recevoir à déjeuner ou à dîner le premier des Français. J'ai souvent pris des repas dans une trattoria de la Giudecca qui s'appelle Altanella et dont la terrasse s'ouvre sur un de ces canaux qui débouchent à deux pas de la belle église du Redentore, édifiée par Palladio, en 1577-1580, juste après San Giorgio Maggiore, juste avant le théâtre olympique de Vicence : François Mitterrand était un habitué de cet endroit très simple, très calme et très délicieux. 

Pour Noël 1994, dans la plus grande discrétion, entouré d'êtres qu'il aimait - et aussi de trois gardes du corps qui l'aidaient parfois à franchir quelques marches ou à enjamber un obstacle - le président est revenu une fois encore à Venise. La presse a évoqué une retraite tenue secrète. C'était à la Sérénissime qu'il avait tenu à rendre une dernière visite. Hanté par la mort, tenté par un mysticisme qui perçait jusqu'à travers ses discours officiels, il a retrouvé la ville du plaisir et du déclin. 

Il s'était installé, une fois de plus, dans ce palais qui jouxte San Vio, entre le pont de l'Accademia et la pointe de la Salute et de la Douane de mer. De temps à autre, il poussait jusqu'aux Zattere et prenait un repas au restaurant Riviera, en face de la Giudecca, un des meilleurs de Venise. Mais, moins disposé à de longues marches, il s'installait surtout plus près, à deux pas de San Vio, à côté de la boutique d'un encadreur, le long d'un canal qui mène jusqu'aux Zattere, dans une trattoria populaire et très simple, le Cantinone storico.

On voit bien ce qui pouvait attirer François Mitterrand à Venise. Il aimait la beauté, la littérature, les femmes. Plus que Rome, reine majestueuse et altière, plus encore que Florence, princesse écrasée sous les ors et la prospérité, Venise est une ville-femme. On pourrait dire: une ville-femme-femme. Le Grand Canal est son écharpe. Les ponts sans nombre sont ses bracelets. Et les églises, les palais, les puits sur les petites places, les maisons ocre ou rouges sont les bijoux dont elle se pare. Aucune ville au monde n'est plus littéraire que Venise. Pour un admirateur du romantisme, de Chateaubriand, qui mêle Venise à ses amours passionnées pour Nathalie de Noailles et pour Juliette Récamier, dont il écrit le nom sur le sable du Lido, de Musset,
Dans Venise la rouge,
Pas un bateau qui bouge, 
Pas un pêcheur dans l'eau, 
Pas un falot... 
Mais qui, dans l'Italie, 
N'a son grain de folie ? 
Qui ne garde aux amours 
Ses plus beaux jours ?... 
Comptons plutôt, ma belle, 
Sur ta bouche rebelle 
Tant de baisers donnés 
- ou pardonnés! 
Comptons, comptons tes charmes, 
Comptons les douces larmes 
Qu'à nos yeux a coûtées 
La volupté !  

et de Barrès: « Avec ses palais d'Orient, ses vastes décors lumineux, ses ruelles, ses places, ses traghets qui surprennent, avec ses poteaux d'amarre, ses dômes, ses mâts tendus vers les cieux, avec ses navires aux quais, Venise chante à l'Adriatique, qui la baigne d'un flot débile, son éternel opéra », Venise est incomparable. 

Grand amateur d'histoire, connaisseur averti de la littérature, François Mitterrand, quand il passait de la statue de Goldoni, au pied du Rialto, à la statue du Colleoni, devant San Giovanni e San Paolo, ou de la Madonna dell'Orto et de la maison du Tintoret à l'Arsenal, gardé par ses quatre lions de pierre, pouvait s'imaginer qu'il n'était plus entouré de Jack Lang, de Michel Charasse ni de Patrice Pelat, mais de Casanova, de Byron, de Thomas Mann et de Visconti. J'imagine assez bien Mitterrand en train de rêver devant la plaque de marbre apposée sur le beau palais Dario (dont on raconte qu'il porte malheur, mais Woody Allen envisage de l'habiter) pour célébrer la mémoire d'Henri de Régnier, qui y vécut et y écrivit à la vénitienne : « In questa casa antica dei Dario visse et scrisse venezianamente Henri de Régnier, poeta di Francia. »

J'imagine surtout - je n'imagine pas, je le sais - que le président se promenait longuement et de jour et de nuit le long des canaux de Venise. Venise est une ville qui entraîne. Mitterrand se laisse entraîner. Florence est une ville immobile. On s'arrête longuement devant les portes du baptistère ciselées dans le bronze par Ghiberti ou devant Or San Michele ou devant la «Bataille de San Romano », où Uccello a peint quelques-unes des plus belles croupes de cheval de l'histoire de la peinture. 

A Venise, chacun court le long du Grand Canal. On se précipite du Ghetto Vecchio à l'isola di San Pietro et des Gesuiti aux Gesuati. Ce n'est pas François Mitterrand qui aurait confondu, comme tant d'autres, les Gesuati, sur les Zattere, avec les incroyables draperies en marbre vert et blanc de l'église baroque des Gesuiti. 

Il ne rêvait pas seulement à toutes ces splendeurs de l'art entassées à Venise. Venise est une leçon de beauté. C'est aussi une leçon de politique. De la grandeur, des triomphes, des échecs, et de la cruauté. Quels talents, quelle énergie, quelle patience avaient dû déployer ces gens venus se réfugier dans des marais hostiles - et sur des bords un peu plus élevés, dits Riva alta, d'où Rialto - avant de régner sans partage, plutôt par l'intelligence que par la force brutale, sur une bonne partie de la Méditerranée ! Tous les matins, surtout vers la fin, n'étaient pas triomphants : Bragadin, le défenseur héroïque et malheureux de Famagouste, avait été écorché vif par les Turcs, qui avaient promené par la ville sa peau bourrée de paille. Et Othello, et Casanova, et Marco Polo, et l'autre président, le bon vieux président de Brosses, qui détestait Saint-Marc ! Seul le pavement de mosaïque trouvait grâce à ses yeux : il était si bien jointé qu'on pouvait y jouer à la toupie. Venise est une machine à susciter des rêves de beauté, de pouvoir et de mort. 

Je suis prêt à parier que ce qui amusait Mitterrand et l'attristait en même temps - mais à quoi bon lutter contre une histoire qu'il vaut mieux accompagner qu'essayer en vain de contrer ? - ce qui l'intéressait, en tout cas, c'est qu'il savait l'année, le mois, le jour où le déclin de Venise était devenu inéluctable: le 12 octobre 1492, Christophe Colomb découvrait l'Amérique. Lentement, mais fermement, l'océan Atlantique poussait la Méditerranée hors de la scène de l'Histoire. Le monde basculait. Ce n'était pas la première fois. Ce ne serait pas la dernière. Le tour viendrait du Pacifique. L'Histoire ne reste jamais immobile.

J'aurais aimé me promener à Venise avec François Mitterrand. Nous aurions parlé de cette république aristocratique, de cette démocratie élitiste, si pleine de contradictions, qui a inventé l'impôt sur le revenu, qui a élevé le masque à la hauteur d'une institution, où les lions ont des ailes et où les pigeons marchent à pied. Nous aurions évoqué tant de beauté, tant de crimes, tant de pouvoir, tant de génie. Nous aurions parlé de la politique, de l'argent, de «La Tempête», de Giorgione, et du petit chien blanc aux pieds de saint Augustin dans le tableau de Carpaccio à San Giorgio degli Schiavoni. Je lui aurais posé des questions. Sur Venise. Sur la vie, qui lui avait tant donné. Sur les arbres, qu'il aimait tant et qui font défaut à Venise. Sur la mort, qui ne fait défaut à personne. Et sur Dieu, dont les peintres de Venise se sont tant occupés. Mais, quoi ! je ne me suis jamais promené avec Mitterrand à Paris, où nous habitions tous les deux. Pourquoi diable lui serait-il venu à l'esprit de se promener avec moi à Venise ? »

Jean d'Ormesson
© L'Express - 1996.

20 septembre 2016

Tramezzinimag, une renaissance : le chantier avance, peu à peu...

Les fidèles lecteurs de Tramezzinimag le savent, le 23 juillet dernier, Google a supprimé purement et simplement et sans aucune explication, le blog et toutes les publications réalisées depuis 2005 (ainsi que les autres blogs hébergés sur le compte Google+, les archives photos de chacun de ces sites, celles de mes différentes activités associatives, et de nombreux documents de famille...). 

Le combat juridique s'amorce et nous ne lâcherons rien. En attendant, des fidèles, férus d'informatique qui soutiennent ce combat viennent de trouver une page du blog piratée par un site pornographique américain... Ainsi un billet de juin 216 et un autre de juillet s'ouvrent sur des images vulgaires et vraiment disgusting avant de présenter l'article original de Tramezzinimag... Est-ce la raison de la suspension du compte et la suppression du blog ? L'enquête est ouverte. De quoi devenir républicain et s'inscrire au Tea Party (c'est une plaisanterie !) mais tous les yankees ne sont pas des enfoirés seulement âpres au gain et férus de pornographie. Ce sont les aléas du net et le manque de prudence en ne surveillant pas davantage nos sauvegardes. 

Par ailleurs, nous travaillons - vous l'aurez peut-être constaté - à la republication des anciens articles. pour l'instant, il s'agit d'éditer ceux qui étaient le plus lus. Le plus long et compliqué est la reconstitution des illustrations, images, vidéos et sons. Ceux appartenant à Tramezzinimag ou ceux dont le copyright n'était enregistré dans l'adresse du lien ne sont pas toujours rechargeables. Pour les autres, on les retrouve sans difficulté sur les sites d'archive du net voire même dans le cache de Google

Republier un article avec ses liens, ses illustrations, sa mise en page, peut prendre plusieurs heures. C'est du temps en moins pour publier de nouveaux articles. Que nos fidèles lecteurs veuillent bien nous en excuser et qu'ils soient une fois encore, remerciés. pour leur patience et leur soutien !
Cela retarde aussi le lancement des Éditions Tramezzinimag dont nous vous reparlerons dans ces colonnes en octobre. En attendant cette sympathique chanson interprétée par Logan Heftel.

16 septembre 2016

venezia by rené Caovilla



Une vision de Venise telle qu'elle surgit à l'esprit de ceux qui l'aiment et parfois la quittent et qui souffrent toujours un peu d'en être éloigné. Un regard de poète et d'amoureux.Mais qui est René Caovilla ? Certains d'entre vous se rappelleront Edoardo, son père, un artisan chausseur de talent du Veneto, qui entre 1928 et 1934 a fait de sa manufacture de chaussures de Fiesso d’Artico, le lieu magique où prenait forme sa vision de la beauté et du luxe. Il chaussa les personnalités les plus célèbres de l'entre deux-guerres. C'est son fils qui depuis quelques années a repris le flambeau, transformant l'entreprise en une maison de haut niveau d'où jaillissent de somptueux modèles. 

Les images qui défilent ne sont pas un argumentaire publicitaire, elles traduisent l'esprit même de la marque. René Caovilla est depuis 2001 chevalier du Mérite italien, reconnaissance de l’État pour la qualité des productions, pour la philosophie qui y préside de cet ambassadeur du luxe et du goût italiens. Déjà, la troisième génération s'apprête à poursuivre et déployer l'esprit et le style Caovilla.

10 septembre 2016

Le plus ancien ghetto du monde a 500 ans


29 mars 1516. La Sérénissime après un certain nombre de réunions, conversations, rencontres au sommet de l’État, décide d'imposer aux juifs de Venise de se regrouper à l’extrémité nord de la ville, dans la contrada San Girolamo, sur un terrain appelé Geto, vaste terrain formant une île borée par des canaux. Il fut décidé que l'accès à ce lieu serait limité à deux portes, ouvertes le matin et refermées le soir. Les habitants n'étaient autorisés à le quitter que dans la journée, pour vaquer à leurs occupations et devaient porter un signe distinctif, rond jaune apposé sur leur vêtement ou béret jaune... Seuls les médecins pouvaient sortir la nuit pour se rendre au chevet des chrétiens malades. 
C'était il y a cinq cents ans. Le premier ghetto venait de naître. Son appellation sera désormais associée à tous les lieux de ségrégation dans le monde, à tort ou à raison. Cet anniversaire a été l'occasion de nombreuses manifestations sur place et dans le monde. Tramezzinimag abordera plusieurs thématiques qui ont fait l'objet de publications, de conférences ou d'exposition. 

Nous reparlerons entre autres du superbe documentaire "Geto", écrit et réalisé par Regina Reznik dans les années 80 dont j'avais écrit avec quelques amis la version française, jamais encore diffusée et de l'excellent ouvrage de Donatella Calabi, "Ghetto de Venise, 500 ans" qui vient de paraître chez Liana Levi.

01 septembre 2016

Arrigo Cipriani le sage

Ceux qui ont lu le superbe ouvrage paru chez Bouquins paru sous la direction de Delphine Gachet et de Alessandro Scarsella au printemps auront aimé le texte écrit par Arrigo Cipriani, intitulé avec sobriété et magnificence, le Goût à Venise. Le vieil homme a la plume acérée, le regard vif et reste un témoin incomparable d'autres temps et d'autres mœurs, quand Venise n'était pas envahie par les hordes de barbares, produits du tourisme low-cost qui semble vouloir donner le coup de grâce à une ville exsangue qui pourtant reste "pleine de sagesse comme elle a toujours été miroir de son temps." Un monument (le personnage autant que l'établissement). Je ne me lasse pas d'écouter l'impeccable gentleman raconter l'histoire du Harry's Bar :

31 août 2016

Le jour se lèvera un jour prochain sur Venise vide de sa population...

Billet publié sur Tramezzinimag N°1 le 3/11/2013. En août le compteur tombait en dessous de 55.000 habitants pour la première fois dans l'histoire de la Sérénissime. En parallèle, le chiffre officiel du nombre de visiteurs à l'année de 28 millions semble largement sous-évalué... Cherchez l'erreur ! En 2014, c'est en Suisse que l'opinion s'alerta en premier. Tramezzinimag fut plusieurs fois sollicité par les radios et la presse écrite cita l'article dans ses débats ainsi que le site officiel de la ville de Genève (voir ICI). Nous étions loin de croire que trois ans plus tard la situation serait aussi dégradée. 
  Photo © Oscar / bluoscar.blogspot.it
Depuis quelques années, chacun peut venir se rendre compte par lui-même du mouvement de dépopulation du centre historique de Venise. Dans une vitrine de la pharmacie Alla Madonna, d'Andrea Morelli, à San Bartolomeo, à deux pas du Rialto, tous les lecteurs de Tramezzinimag le savent, un compteur affiche la triste vérité. Chaque semaine des habitants quittent la ville. Triste constat qui semble inéluctable et semble être devenu un simple constat sans que personne à ce jour n'ait pu apporter un remède à cet exode massif. Lorsque j'étudiais à Venise, la population recensée était d'un peu plus de 85.000 habitants. Quinze ans plus tôt, il y avait encore plus de 100.000 vénitiens dans le centre historique.  Mais qui s'en soucie en vérité ? Le dernier papier important consacré à la désertification de la sérénissime date de 2006, quand Roberto Bianchin, journaliste émérite de La Repubblica fit paraître un article retentissant qui fut cité dans les tribunes du Parlement.  

la population de Venise au 04/04/2009  -  Photo © Oscar / bluoscar.blogspot.it
La population de Venise le 25/07/2009   -  Photo © Oscar / bluoscar.blogspot.it
La situation au 30/10/2013 !  -  Photo © Oscar / bluoscar.blogspot.it

..La raison de cet exode n'est pas seulement à chercher dans la crise économique. S'il est vrai que le prix du m² dans le centre historique équivaut parfois aux tarifs pratiqués dans les quartiers les plus chics de Paris, de Londres ou de New York, si l'invasion des hordes de touristes (pratiquement 50.000 personnes par jour et quasiment 30.000.000 bientôt selon des prédictions récents annoncées au journal télévisé) qui entraîne la fermeture systématique des commerces de proximité, remplacés par des boutiques de verroterie et de masques fabriqués en Chine ou en Roumanie, des fast-foods et autres magasins pour gogos, est un des motifs, c'est la condition de l'habitat, la difficulté et le coût de l'entretien des logements et la nécessité d'abandonner les pianiterra (rez-de-chaussée) de plus en plus souvent inondés lors de l'acqua-alta. Les vénitiens locataires sont les premiers à être partis, devant le non-renouvellement des baux et l'augmentation de loyers, les bailleurs préférant se tourner vers le Bed & Breakfast ou la location touristique à la semaine, activités bien plus lucratives. Aujourd'hui, on dénote plus d'un millier d'appartements officiellement transformés en appartements touristiques, mais combien de propriétaires louent officieusement leurs biens.

..A chacun de mes séjours depuis 2005, je constate la disparition d'une épicerie, un droguiste, un cordonnier, un coiffeur, un bar... A leur place, des chinois ouvrent des boutiques de masque et de verre de Murano en provenance directe de Roumanie ou du Sechuan... Plus d'un quart de la population a plus de 65 ans et les écoles ferment. Il y a quelques temps, la dernière maternité de Venise menaçait de fermer ses portes faute de parturientes... parmi ceux qui restent, il y a les inévitables profiteurs et pilleurs qui appliquent des tarifs prohibitifs pour des services spécifiques à l'intention des touristes : gondoles, taxis, mauvais restaurants,... La poule aux œufs d'or que ces grigous font mourir peu à peu. Et ensuite ? Lorsque même les touristes se lasseront de visiter une Venise décatie, vide de son âme où les cloches ne sonneront plus que pour faire couleur locale, où seuls des milliardaires russes ou chinois habiteront les palais du grand canal ?


San Marco décrit par Michel Butor

Republication d'un article du 01/03/2014
Archives du blog original © TraMezziniMag-2014
 
"Ville picturale s'il en est, à laquelle je suis profondément attaché."
Michel Butor


J'avais quatorze ou quinze ans quand, par un horrible jour d'ennui, un de ces épouvantables après-midis où on ne sait que faire et que tout semble nul, et j'errais dans la grande maison. La pluie au dehors, la grisaille d'un ciel trop bas pour nourrir l'imagination, que faire ? Je poussais la porte à double battant de la bibliothèque. C'était une de mes pièces préférées. Située au rez-de-chaussée de la vieille bâtisse, c'était une salle ronde et voûtée, un ancien corps de garde de l'époque de Louis XIV autour duquel on avait construit le bâtiment aux alentours de 1780. Il restait de sa fonction originale un mur de refend tellement épais que nous pouvions nous tenir à trois entre les deux portes qui séparaient la grande salle du corridor. Combien j'aimais cette maison, elle est pour beaucoup dans l'adulte que je suis devenu. Particulièrement cette fameuse bibliothèque. Elle avait abrité jusque dans les années cinquante, une des plus admirables collections de livres anciens de France, avec notamment de nombreux Elzévirs, ces ouvrages des typographes hollandais du XVIIe dont j'ai la chance de posséder encore quelques exemplaires, maigres vestiges de cette imposante collection qui donna lieu à plusieurs jours de vente à Drouot dans les années 30 puis de nouveau à la fin des années 50... Souvent, dans les débuts de mon adolescence, quand le monde m’effrayait encore et que la précipitation des adultes, leur effarement permanent, l’inanité des buts qu’ils s’acharnaient à poursuivre, tout autant que l’exagération et l’excitation qui semblait prévaloir à chacun des mouvements de mes camarades, j’aimais me réfugier dans cette grande salle tranquille. Les bruits du monde qui y pénétraient semblaient toujours avoir été triés auparavant. Le chant des oiseaux dans les arbres du jardin, les cloches de l’église Saint-Louis voisine, des babillages d’un enfant qu’une nounou promenait dans sa poussette, je n’ai retenu que ces sons-là quand pourtant, les trois grandes fenêtres donnaient à l’intersection de deux rues fort passantes. Mon esprit sélectionnait ce qu’il y avait à garder de ce monde bruyant. Je restais là des heures, protégé par les deux portes que je refermais toujours soigneusement. Il y avait l’univers entier sur les rayonnages. Bien des livres qui ont compté pour moi et forment aujourd’hui encore mes indispensables, livres que je lis et relis, que j’offre aussi à ceux que j’aime et qui, pour beaucoup, ont trouvé une nouvelle place chez mes enfants, presque tous grands lecteurs, c’est dans cette bibliothèque familiale que je les ai découvert. J’ai souvent agacé mes maîtres en prétendant que ma véritable instruction je l’ai acquise avec ces livres. J’étais rétif aux séances de versions latines, la science et les mathématiques m’ennuyaient, entendre ânonner des vers de Ronsard ou les fables de Lafontaine par mes camarades qui les massacraient me mettait en pétard. Rentré à la maison, mes tartines posées à côté du vieux fauteuil Louis XIII recouvert d’un aubusson fatigué où je me lovais, je dévorais Tacite, Homère, Virgile. Sur la grande table, je déployais les grands in-folios de l’Encyclopédie et j’apprenais la physique et l’architecture, la méthode pour construire les carrosses ou monter un habit. Je récitais en roulant les R, des élégies, mascarades et bergerie de Ronsard qui n’étaient pas au programme du Lagarde & Michard, que je déchiffrais dans une édition de 1565. J’avalais, en vrac et dans le plus grand désordre, Marie Noël, Orages de Mauriac, Hérédia, les poètes russes jamais relus depuis mais que j’insistais à lire en cours de français quand il nous fallait choisir un poème de notre choix. Je savais par cœur une poésie intitulée Poussière dont l’auteur était une femme dénommée Zénaïde Hippius, ce qui impressionna madame Bréhant, notre professeur de français-latin.

Et ce fameux jour pluvieux, ne sachant pas de quoi serait fait mon butin du jour, faisant traîner mes doigts le long des étagères, je tombais sur un livre plus grand que les autres qui dépassait de la rangée devant moi. Il n’était pas comme les autres recouvert de ce papier cristal que je continue d’utiliser pour protéger les livres brochés de la poussière. On avait rangé là des ouvrages modernes, des revues. Je n’avais encore jamais farfouillé dans ce coin. Le volume au format in-quarto dépassait de quelques centimètres les autres ouvrages du même auteur. San Marco de Michel Butor. Je n’avais encore jamais entendu ce nom qui me plut aussitôt et que je répétais à voix haute, Michel Butor, Michel Butor… Quelque chose de déterminé, de franc et de fort, mais aussi de tranquille semblait jaillir de ces quatre syllabes. J’allais être littéralement bouleversé par ce que contenait le livre. En guise de marque-pages, une carte postale des années 60 représentant une mosaïque tomba à mes pieds. Par la magie de l’auteur, je pénétrais soudain sur la Piazza San Marco, au pied de la basilique. Ces pages allaient changer ma vie…

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Ah ! - La gondola, gondola ! - Oh ! - Grazie ! - Il faut absolument que je lui rapporte un très joli cadeau de Venise ; pensez-vous qu’un collier comme celui-ci lui ferait plaisir ? Mais oui, c’est lui ! C’est bien lui ! Décidément, on rencontre tout le monde ici ! Garçon ! Garçon ! Cameriere ! Un peu de glace s’il vous plaît ! - Oh ! - Et vous, où êtes-vous logés ? Vous n’avez pas eu trop de difficultés ?
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Bien des monuments religieux à travers le monde ne sont plus aujourd'hui que de vastes halls de gare où la foule déambule en désordre, plus ou moins ahurie par toute la beauté de ces lieux nés de la ferveur des hommes et devenus des musées trop bruyants. Le visiteur à Venise qui se doit de visiter la basilique San Marco, n'aura pas cette sensation désagréable qu'on ressent désormais à Notre-Dame de Paris, à Sainte-Sophie ou à Westminster. Une autre magie s'empare de lui. Est-ce le contraste entre la lumière de la piazza et l'obscurité des lieux ? Les pavés de marbre antique qui composent le sol incliné ? l'omniprésence de l'eau qui surgit par tous les interstices et laissent quand elle se retire un parfum d'iode et d'évasion ? La splendeur des mosaïques et des pierres anciennes ?

Tout cela à la fois, mais aussi - et surtout -  la magie d'une résonance, les voix des visiteurs, qu'on entend comme autant de litanies qui s'entrecoupent, se complètent et s'harmonisent. Les chuchotements se fondent dans le le silence qui sied à la prière et au recueillement, deviennent un élément artistique constitutif des lieux, au même titre que les glorieux vestiges de pierre et d'or. Et soudain, lorsque les cloches se mettent à sonner sur la piazza puis partout ailleurs dans la ville, de la pénombre qui règne dans la basilique semble jaillir mille rayons de soleil. Notre corps s'impatiente alors, comme celui des enfants qu'on a trop longtemps retenu dans un espace clos, et veut se désincruster de tous ces trésors pour retrouver l'air et la lumière. C'est ainsi qu'on a souvent l'impression, en sortant de la basilique, d'une remontée, comme après un plongeon dans les profondeurs d'une eau sombre, le nageur retrouve la surface... Remontée vers le monde et la vie, après cette descente au plus profond de la vie mystique qui suinte des murs de la vieille chapelle dogale...

Michel Butor a traduit cette atmosphère. Non, soyons plus précis : il a su traduire cette atmosphère. Cette sensation unique qui nous prend quand, éblouis par le soleil qui se réverbère sur les dalles de l'immense piazza, le bruit de la foule, des cloches, des pigeons, des bateaux nous étourdit un instant avant de nous aspirer tout entier à notre tour. Un étourdissant mélange de sons et de bruits qui fait qu'on ne peut lire son livre sans être projeté au milieu de la foule qui prennent vie par les mots du poète. Le murmure, banal tout d'abord, prend soudain une ampleur qui partout ailleurs qu'à Venise pourrait déranger. C'est un vacarme qui envahit les pages et donne le vertige. On a la même sensation qu'avec la première ivresse, quand on a suffisamment bu pour tout ressentir avec une acuité nouvelle, une sensation qui nous rend joyeux et attentif à ce qui est autour de nous. Tout nous semble plaisant. Quand on a l'impression de flotter au-dessus de ce qui était la réalité l'instant d'avant. Une musique incroyable qui se fond totalement dans un ensemble imposant, la basilique, ses trésors, la piazza, son pavement, ses cafés, les orchestres, la foule des touristes, les pigeons, les cloches, les bateaux sur le môle... Ivresse oui. Complètement. Ivresse d'être là, sous le soleil et le ciel bleu, face au spectacle sans cesse renouvelé de la Piazza, par la simple magie des mots et la lumineuse invention d'un magicien.
- tu as vu cette femme aux ongles rouge-brun ? - Oh ! - Vous voyez où elle est la scuola san Rocco ? - How do you say church in italian ? - Nous venons de rencontrer olivier. - enchanté. - Fotografia, mademoiselle ? - La lumière de juin. - Do you really like that, doctor ? Well, you know... - Je vous croyais à Lisbonne...

La basilique, consacrée en 1094, qui est le point d’ancrage des touristes sur la place Saint-Marc, flanquée du campanile érigé jusqu’à 96m de hauteur au IXe siècle, est abondamment dépeinte et scrutée dans les guides pour voyageurs de toutes sortes. L'ouvrage de Michel Butor édité en 1963 pourrait tout à fait servir de guide touristique pour voyageur passionné. "Le regard exact, consciencieux de Butor à "San Marco", évoque et explique fort bien la basilique vénitienne et le nom de cet écrivain fera lire à des gens, qui ne s'en soucient guère d'habitude, un excellent guide." écrivit Philippe Jullian dans la revue Candide (n°137, décembre 1963).

Description de San Marco se donne une autre ambition. Elle met tout l’édifice en musique, érige les lieux en palcoscenico pour mieux rendre la basilique à son histoire qui devient poème mythologique. Il redessine son architecture jusqu’à la faire tenir, comme en réduction, dans un livre au format de catalogue. Un plan dépliable est même fourni en annexe... Par le découpage même du livre en cinq chapitres, qui figurent à la fois les piliers de l’œuvre (La Façade, Le Vestibule, L’Intérieur, Le Baptistère, Les Chapelles et Dépendances) et l’architecture en forme de croix du monument construit en cinq parties, Michel Butor nous entraîne dans une découverte où les mots deviennent des sons, où les paroles s’apparentent à des notes, où l’espace de l’édifice imposant, surmonté de ses cinq coupoles byzantines, est parcouru en quadriphonie par les mille réflexions qu’il suggère en raison de sa beauté qui a traversé le temps, et qui se réfracte toujours sur les mosaïques de marbres polychromes qui enrichissent le pavement. Replongeons-nous dans l'atmosphère de la piazza, sur le parvis de la basilique :
Où êtes-vous logés ? Vous n'avez pas eu trop de difficultés ? - Regardez cette énorme bouteille sombre, sur la première étagère, non, pas celle-ci, un peu plus loin.  - Ah !
Car l'eau de la foule est aussi indispensable à la façade de Saint-Marc que l'eau des canaux à celles des palais. Alors que tant de monuments anciens sont profondément dénaturés par le touriste qui s'y rue, nous donnent l'impression d'être profanés, même par nous, bien sûr, quand nous n'y venons pas dans un esprit de stricte étude, ces lieux réservés, secrets, fermés, interdits, brusquement éventrés, ces lieux de silence et de contemplation brusquement livrés au jacassement, la basilique, elle, avec la ville qui l'entoure, n'a rien à craindre de cette faune, et de notre propre frivolité ; elle est née, elle s'est continuée dans le constant regard du visiteur, ses artistes ont travaillé au milieu des conversations des marins et marchands. Depuis le début du XIIIe siècle, cette façade est une vitrine, une montre d'antiquités. Les boutiques sous les arcades sont en vérité son prolongement.


Pièce maîtresse de la collection : les quatre chevaux de bronze au dessus du portail principal, le seul quadrige antique subsistant, œuvre grecque, pense-t-on, du IVe ou IIIe siècle avant Jésus-Christ, pièce disputée au long des âges, déjà repérée sans doute par Néron pour couronner son arc de triomphe, transportée par Constantin dans sa nouvelle Rome où elle couronnait l'hippodrome, et raflée en dernier lieu par Napoléon où elle resta jusqu'à ce que le congrès de Vienne en eût ordonné la restitution.
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Ceci n'empêche point le secret. Même les boutiques ont des arrières, des resserres. La place fait déjà partie de la basilique. De très savants passages amèneront ceux qui voudront jusqu'à son cœur.
- Monsieur ! Monsieur! Voulez-vous une jolie photographie;? Mademoiselle;! Eh! Mademoiselle ! - Prego. - Comment dit-on en italien un jus d'orange? - Et voici la colonne de Saint-Théodore. - Una bella fotografia, Mademoiselle! - Nous avons pu trouver une chambre très convenable à l'hôtel Terminus...
La façade doit donc être étudiée non point comme un mur de séparation, mais comme un organe de communication entre la basilique et sa place, une sorte de filtre fonctionnant dans les deux sens, et que le vestibule complétera. j'ai retrouvé cette idée dans un texte de Mario Praz consacré à Palladio et à l'église du Redentore. Déjà la place est un espace fermé, avec ses pores tout autour, mais une seule grande  fenêtre, celle qui donne sur l'ouverture du Grand Canal. La façade de la basilique va émettre des avant-postes pour bien marquer la continuité. Lorsque nous tournons autour du Campanile pour aller à la piazzetta, lorsque nous passons devant la tour de l'Horloge, nous avons bien le sentiment d'être déjà, dans une certaine mesure, à l'intérieur de l'église. Et le fait que ces deux édifices ont été engendrés par la façade pour assurer sa domination sur la place, la tour de l'Horloge étant prise dans le périmètre, le Campanile en faisant partie autrefois, est considérablement souligné par ces deux pseudopodes, ces deux flèches de part et d'autre, constitués par les arches externes qui n'ont évidemment aucun rôle dans la structure propre de l'édifice, mais un considérable dans sa liaison avec l'ensemble.


La Description de San Marco que propose Michel Butor s'adresse en effet à l'oreille autant qu'à l'œil. L'intention est soulignée par la disposition du texte où se mêlent trois registres. Le premier, imprimé en italiques, occupe toute la largeur de la page : propos d'autres visiteurs saisis à la volée, par bribes, comme enregistrés sans faire exprès; le second, en caractères romains, est aligné en retrait : c'est la voix de l'auteur, qui s'attache à décrire et, parfois commente; le troisième, toujours en caractères romains, voit son retrait accentué : c'est en apparence le plus "objectif", dévolu exclusivement à la description et à l'information (contexte historique ou esthétique). L'effet de polyphonie est souligné, dans le cours de la partie médiane - L'Intérieur - par la possibilité accordée à l'auteur de poursuivre sa visite sur plusieurs niveaux ; à mi-hauteur d'abord, sur les galeries où ont résonné les œuvres d'Andrea Gabrieli, de son neveu Giovanni, celles de Monteverdi et plus tard de Stravinsky; puis plus haut encore, "à ce troisième niveau, dont nous n'avons vu jusqu'à présent que quelques passages, … dans ces coupoles qu'il faut si longtemps pour voir en entier - là, bien avant qu'une nouvelle série de prophètes fût insérée dans les marbres de la nef, toute une ronde parlait déjà (…) au-dessus du chœur." Dans la lumière d'or vieilli des mosaïques, cette polyphonie spatiale fond le présent et le passé, ouvre la basilique sur ses abords, s'étend aux parages marins, vise au-delà … Avant même que s'achève le troisième trajet et, par la grande baie, ce qui devrait être une figure de la Jérusalem céleste, Venise, le ciel de Venise". En écho, au terme du parcours, avant l'ultime retour du flux des voix éparses :"Un dernier rayon sur l'or./ L'eau/ Nuit d'eau d'or."

En ouverture du livre, la dédicace "à Igor Strawinsky pour son quatre-vingtième anniversaire". Était-ce présomptueux de la part de Michel Butor ? Mais le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli, paru chez Gallimard en 1971 - la même année que la mort de l’auteur du Sacre du Printemps - a la puissance de l’aimant que représente la musique pour Michel Butor : défi de l'unir à la littérature, de transformer les notes en caractères et les portées en lignes d’écriture, de transformer un livre en une partition littéraire, qui se scande, se module et se rythme. Partition musicale mais aussi division, éclatement, séparation : chacun joue en effet sa propre partition, et l’harmonie naît de la manière dont l’écrivain agence alors ces multiples voix, regards, mosaïques, statues, peintures qui se mélangent pour aboutir à une cosmogonie instantanée et fugace, retranscrite sur le papier dans un désir de "fixation", au sens photographique du terme.
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 L'hommage à Stravinsky est accompagné sur la quatrième page de couverture, "dalle du tombeau provisoire que devient un livre au moment où on le referme", d'un salut à deux prédécesseurs, Marcel Proust,"le luxueux forçat dans sa fameuse cellule de liège", dont il cite quelques lignes (du Temps retrouvé),  et "le méconnu" John Ruskin, suivi d'une adresse au lecteur qui cherche à entendre et à voir". Comme lcrira Michel Foucault :

"La description ici n'est pas reproduction, mais plutôt déchiffrement: entreprise méticuleuse pour déboîter ce fouillis de langages divers que sont les choses, pour remettre chacun en son lieu naturel, et faire du livre l'emplacement blanc où tous, après dé-scription, peuvent retrouver un espace universel d'inscription. Et c'est là sans doute l'être du livre, objet et lieu de la littérature."
Littérature ciselée, précise autant que poétique, qui donne à voir au lecteur cette liaison fondamentale et tellement directe, évidente, entre la basilique et Venise et son histoire. Le contraste, l'ambiguïté même, manifestes à tous les échelons de la lecture, page après page : entre le piaillement innocent et superficiel des touristes et le commentaire archéologique, entre celui-ci et l'image décrite tellement en détail et les textes qui l'accompagnent, comme le soulignait Anne Villelaur dans sa note de lecture. Ce qui rend précieux ce livre, c'est aussi la manière dont l'auteur suggère cette idée de l'éphémère et "des transformations effectuées par le temps sur les pierres, l'architecture, les mosaïques, mais aussi sur les hommes." Ce décalage, magnifié par le côté visuel du livre, pourrait en faire la matière d'un scénario bien plus que d'un livre d'art, comme semble le suggérer le prière d'insérer.
 "Personne n'avait encore comme Michel Butor, par le mystérieux et concerté agencement des perceptions brutes rendues dans une langue banale, atteint cette force poétique où l'épique côtoie le religieux. Cette fois, je crois, le pari est gagné : intégrer à l'intérieur de la banalité la plus plate les pouvoirs de la poésie'."
Jacqueline Piattier
Le lecteur comprendra l'emprise qu'a pu ainsi prendre sur le jeune garçon rêveur et passionné que j'étais. Hormis les Trois Mousquetaires, qui avec L'Ami fritz, L'Homme à l'oreille cassée et la série des Princes Eric, La bande des Ayacks et les Aventures de Tintin composaient ma bibliothèque personnelle, je n'avais encore rien lu. Ces pages dévorées dans la grande bibliothèque furent pour moi une double révélation. Je pénétrais pour la première fois dans le monde magique des mots et des sons (je n'ai cessé depuis de lire à haute voix les livres que j'aime dès que j'en ai le loisir) et Venise commençait de m'apparaître comme l'île où il me fallait impérativement accoster un jour. Mon Ithaque... Pour à jamais "transformer mes deuils en fanfare"...
"Voici la foule sur la place Saint-Marc à Venise. Mêlé à elle, vous la regardez et vous l'écoutez.
Vous approchez de la basilique.
Vous entrez dans la basilique. Vous commencez à déchiffrer les inscriptions, texte de cet immense livre solide ; vous examinez ses illustrations, non certes dans tout leur détail - il y faudrait plusieurs volumes - mais avec suffisamment d'attention pour que s'élève en votre esprit tout un monument d'histoires et de pensées.
À l'intérieur, le bruit de la foule s'atténue, change, se tait un moment devant la musique.
Vous visitez le baptistère et jetez un coup d'œil sur les chapelles et dépendances, puis vous vous retrouvez au milieu de la foule de la place que vous regardez et écoutez autrement." 
Michel Butor
Collage © Max Partezana pour Michel Butor, Lai du Chevrier, 2011