31 mai 2007

Journal de Venise, 1985

"Venise est une ville de sensations, et non de concepts" a écrit Gabriel Matzneff dans l’Archange aux pieds fourchus, "on y vit à fleur de peau, à fleur de nerfs, et c’est pourquoi je l’aime"… Tout est dit. Chaque fois que je prends ma plume le matin, je me pose la même question : Pourquoi ce besoin d’écrire encore sur Venise quand d’autres, comme cet auteur, dont les journaux intimes et les récits ont bâti ma conscience et dirigé mes pensées tout au long de mon adolescence, l'ont tellement mieux fait ? 

Qui disait justement qu'on ne peut plus écrire sur Venise. Peut-être simplement parce que Venise est tellement liée à ma vie, tellement mêlée à mes sens, mes souvenirs, mes idées, mes désirs que parler d’elle c’est expliquer – aux autres comme à moi-même – ce que je suis vraiment. Ce que je pense et ce qui me fait vivre… Lourde tâche. Rester sobre et pudique. On me reproche déjà souvent cet étalage d’indiscrétions sur ma vie intime, sur les miens…

 Une de mes cousines me disait il y a quelques jours combien elle trouvait cela impudique et vain. Elle a peut-être raison. Cependant les courriers que je reçois semblent prouver au contraire que ce travail a tout de même une certaine utilité, puisqu’il plait à mes lecteurs. Allez, j’en rajoute une couche, quitte à déplaire à ma chère cousine : je viens de relire quelques pages de mon journal de jeunesse. Premier trimestre 1985. J’étais totalement sous influence : Montherlant, Matzneff, mais aussi Mauriac et Huguenin … Je découvrais la liberté, la solitude, l'exil mais aussi le bonheur de vivre à Venise.

Jeudi 7 février
Je commence le volume du journal de Matzneff. 

Page 57, cette belle description : "Outre la patrie où le destin nous fait naître, il y a la patrie d’élection, qui est celle que nous choisissons. Pour nous les décadents, les rebelles, qui nous sentons en marge du monde moderne, cette patrie ne peut être que Venise. Venise est une ville pour vivre la « vie inimitable » ; mais aussi une ville pour mourir…"
"Venise, la ville des bonheurs fugitifs et des mélancolies subtiles. Sous les coupoles bulbeuses de ses églises, sur les eaux dormantes de ses canaux, à l’ombre fraîche de ses ruelles, nous attendons les barbares, un sourire d’indifférence aux lèvres, sachant que, quoi qu’il advienne, c’est nous qui aurons eu la meilleure part…"
 
[...]

Venise est la ville qui personnifie le mieux l’Europe véritable. Autrefois l’Europe des chevaliers et des moines. Puis l’Europe des fils de Roi et des des conquérants. Aujourd’hui, l’Europe des boutiquiers.
 
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Venise est ce qui reste du grand rêve byzantin. Ceux qui foulent ses pavés chaque jour se rendent-ils compte qu'ils posent leurs pieds sur les vestiges d'une gloire universelle ?
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Demain rencontre avec Hugo Pratt, le voyageur bienveillant.

Vendredi 8 février
Rencontre avec Hugo Pratt ce matin,à la Bevilacqua la Masa, place Saint Marc. Interview réussie je crois. Personnage sympathique, bienveillant. Les yeux bleus, le sourire affable. Rien à voir avec le rictus faux et commercial du galeriste G. pour qui je travaille. Long moment hors du temps et du monde avec le père de Corto Maltese. Passionnant.

Le carnaval commence demain.

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Renvoyé de la galerie. Me voilà libre enfin. Mais dès le 1er avril, il me faudra trouver au autre appartement. Dachine Rainer, très gentille, cherche à m’aider. Je lis sa pièce "copper coloured" et quelques notes de son futur journal de Venise dont elle me demande de corriger les noms italiens qu’elle a tendance à confondre ou à écorcher. J’aime ce travail de relecture. Une modeste participation à l’acte créateur d’un autre. Un apprentissage.

Dimanche 10
Il fait froid mais très beau aujourd’hui. La ville est en liesse. Quel ennui que ce carnaval qui perturbe tout et amène une foule de personnages bruyants et excités.
...
"Prendre une décision, c’est rajeunir de dix ans", dit Matzneff. C’est pour cela que je me sens aussi guilleret ce matin. J'ai quitté Graziussi qui finalement aurait aimé me garder dans sa galerie, et je vais changer d’appartement. Parviz doit quitter celui qu’il occupe avec Bijan à Dorsoduro. J’irai m’y installer.

Jeudi 14
Ça y est, j'ai les clés de l'appartement des persans. Calle Navarro, près du petit marchand de fruits. Nous allons être bien Rosa la chatte et moi. Ma table à écrire sera devant la fenêtre, au-dessus des toits !

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Je crois en mon étoile vraiment. J'ai longtemps su ce que je désirais sans vraiment savoir y parvenir. Je n'étais pas prêt. Les circonstances ne m'y portaient pas. Aujourd'hui, j'ai la certitude d'être enfin sur le chemin.

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